À quatre-vingt-trois ans, Madame Moreau est la doyenne de l’immeuble. Elle est venue y vivre vers mille neuf cent soixante, lorsque le développement de ses affaires la contraignit à quitter son petit village de Saint- Mouezy-sur-Éon (Indre) pour faire efficacement face à ses obligations de chef d’entreprise. Héritière d’une petite fabrique de bois tourné qui fournissait principalement les marchands de meubles du Faubourg Saint-Antoine, elle s’y révéla rapidement une remarquable femme d’affaires. Lorsque, au début des années cinquante, le marché du meuble s’effondra, n’offrant plus au bois tourné que des débouchés aussi onéreux qu’aléatoires — balustrades d’escaliers et de loggias, pieds de lampe, barrières d’autels, toupies, bilboquets et yoyos — elle se reconvertit avec audace dans la fabrication, le conditionnement et la distribution de l’outillage individuel, pressentant que la hausse des prix des services aurait pour inévitable conséquence un considérable essor du marché du bricolage. Son hypothèse se confirma bien au-delà de ses espérances et son entreprise prospéra au point d’atteindre bientôt une envergure nationale et même de menacer directement ses redoutables concurrents allemands, britanniques et suisses qui ne tardèrent pas à lui proposer de fructueux contrats d’association.
Aujourd’hui impotente, veuve depuis quarante — son mari, officier de réserve, mourut le six juin pendant la bataille de la Somme —, sans enfant, sans autre amie que cette Madame Trévins, sa camarade de classe, qu’elle a fait venir auprès d’elle pour la seconder, elle continue, du fond de son lit, à diriger d’une main de fer une société florissante dont le catalogue couvre la quasi-totalité des industries de la décoration et de l’installation d’appartements, et débouche même sur divers domaines annexes : (…)(Voir Chapitre XXIII, Moreau 2)