L’histoire des Gratiolet commence à peu près comme l’histoire du Marquis de Carabas mais se termine beaucoup moins bien : ni ceux qui eurent presque tout, ni ceux qui n’eurent presque rien ne réussirent. Lorsque, en 1917, mourut Juste Gratiolet, qui s’était enrichi dans le commerce et l’industrie du bois — il est en particulier l’inventeur d’une machine à rainer encore en usage dans de nombreuses fabriques de parquets — , les quatre enfants qui lui survivaient se partagèrent sa fortune selon le testament qu’il avait laissé. Cette fortune se composait d’un immeuble — celui dont il est question ici depuis le début —, d’une exploitation agricole dans le Berry consacrée pour un tiers aux cultures céréalières, un tiers à la viande de boucherie et un tiers à la sylviculture, d’un fort paquet d’actions de la Compagnie Minière du HautBoubandjida (Cameroun), et de quatre grandes toiles du paysagiste et animalier breton Le Meriadech’ qui était alors extrêmement prisé. En conséquence, l’aîné, Émile, reçut l’immeuble, Gérard la ferme, Ferdinand les actions, et Hélène, la seule fille, les tableaux. Hélène, qui avait épousé quelques années plus tôt son professeur de danse — un certain Antoine Brodin — tenta aussitôt de contester l’héritage, mais les conclusions des experts lui furent nettement défavorables. On lui représenta d’une part qu’en lui léguant des œuvres d’art, son père avait avant tout songé à lui éviter les soucis et les responsabilités qu’auraient entraînés la gérance d’un immeuble parisien, l’exploitation d’un domaine agricole ou la gestion d’un portefeuille africain, et que, d’autre part, il lui serait difficile sinon impossible de démontrer que le partage avait été injuste, quatre toiles d’un peintre en pleine renommée valant au moins autant qu’un paquet d’actions concernant des mines qui n’étaient même pas encore exploitées et ne le seraient peut-être bien jamais. Hélène vendit les toiles pour la somme, exorbitante à l’époque si l’on songe au discrédit dans lequel Le Meriadech’ tomba quelques années plus tard, et dont il émerge d’ailleurs de nos jours, de 60 000 francs. Avec ce petit capital, elle et son mari s’expatrièrent aux Etats-Unis. Ils y devinrent joueurs professionnels, organisant dans des trains de nuit et des tripots de village des parties de dés clandestines qui s’étalaient parfois sur plus d’une semaine. A l’aube du 11 septembre 1935, Antoine Brodin fut assassiné ; trois voyous, à qui il avait refusé l’entrée de sa salle de jeux deux jours auparavant, l’emmenèrent dans une carrière abandonnée de Jemima Creek, à quarante kilomètres de Pensacola (Floride) et le tuèrent à coups de canne. Hélène revint en France quelques semaines plus tard. Elle obtint de son neveu François qui, à la mort d’Émile, un an plus tôt, avait hérité de l’immeuble, la jouissance d’un petit appartement de deux pièces au sixième étage, à côté du docteur Dinteville. Elle y vécut, assagie, craintive, effacée, jusqu’à sa mort en mille neuf cent quarante-sept. Emile, pendant les dix-sept ans où il posséda l’immeuble, le géra avec soin et compétence et entreprit même divers travaux de modernisation, et en particulier l’installation, en 1925, d’un ascenseur. Mais le sentiment qu’il avait d’avoir été le seul bénéficiaire de l’héritage et d’avoir, en faisant respecter les volontés de son père, lésé ses frères et sa sœur, l’amena à se sentir responsable d’eux au point de vouloir prendre en charge leurs affaires. Ce scrupule d’aîné fut le commencement de sa perte. Gérard, le second fils, s’occupait avec plus ou moins de bonheur de son exploitation agricole. Mais Ferdinand, le troisième, connaissait de graves difficultés. La Compagnie Minière du Haut-Boubandjida (Cameroun) dont il était devenu un relativement gros actionnaire, avait été créée une dizaine d’années auparavant dans le but de prospecter et ultérieurement d’exploiter de riches gisements de minerai d’étain qui avaient été décelés par trois géologues hollandais attachés à la Mission Zwindeyn. Plusieurs expéditions préliminaires s’étaient depuis lors succédé mais les conclusions qu’elles avaient rapportées n’étaient, pour la plupart, pas très encourageantes : certaines confirmaient la présence d’importants filons de cassitérite mais s’inquiétaient des conditions d’exploitation et surtout de transport ; d’autres prétendaient que le minerai était trop pauvre pour justifier une extraction dont le prix de revient serait nécessairement trop onéreux ; d’autres encore affirmaient que les échantillons qui avaient été prélevés ne contenaient pas trace d’étain mais renfermaient par contre, en abondance, de la bauxite, du fer, du manganèse, du cuivre, de l’or, des diamants, et des phosphates. Bien que généralement pessimistes, ces rapports contradictoires n’empêchèrent absolument pas la Compagnie d’être activement traitée en Bourse et de procéder d’année en année à des augmentations de capital. En mille neuf cent vingt, la Compagnie Minière du Haut-Boubandjida (Cameroun) avait rassemblé près de vingt millions de francs souscrits par près de sept mille cinq cents actionnaires et son conseil d’administration comptait trois anciens ministres, huit banquiers et onze gros industriels. Cette année-là, au cours d’une assemblée générale dont les débuts furent houleux mais la fin enthousiaste, il fut unanimement décidé d’en finir avec ces préparatifs inutiles et de procéder à la mise en exploitation immédiate des gisements, quels qu’ils fussent Ferdinand était ingénieur des Ponts-et-Chaussées et réussit à se faire nommer contrôleur des travaux. Le 8 mai 1923, il arriva à Garoua et entreprit de remonter le cours supérieur du Boubandjida jusqu’aux hauts plateaux de l’Adamaoua avec cinq cents ouvriers recrutés sur place, onze tonnes et demie de matériels, et vingt-sept personnels d’encadrement d’origine européenne. Les travaux de fondation et de creusement des galeries furent difficiles et ralentis par les pluies quotidiennes qui provoquaient sur le fleuve des crues irrégulières et imprévisibles dont la violence moyenne suffisait chaque fois à balayer tout ce qui avait été jusqu’alors déblayé ou remblayé.
Au bout de deux ans, atteint de fièvres, Ferdinand Gratiolet dut être rapatrié. Sa conviction intime était que l’étain du Haut-Boubandjida ne serait jamais exploitable de façon rentable. Par contre il avait vu dans les régions qu’il avait traversées abondance de bêtes de toutes espèces et de toutes variétés et cela lui donna l’idée de se lancer dans le commerce des peaux. À peine revenu de convalescence, il liquida son paquet d’actions et fonda une société d’importation de peaux, fourrures, cornes et carapaces exotiques, qui se spécialisa très vite dans l’ameublement : la mode était alors en effet aux descentes de lit en fourrure et aux meubles de rotin gainés de zorrino, d’antilope, de girafe, de léopard ou de zébu ; une petite commode de pitchpin avec des garnitures en buffle se vendait facilement 1 200 francs et un miroir psyché de Tortosi serti dans une carapace de trionyx avait trouvé preneur à Drouot pour 38 295 francs ! L’affaire démarra en 1926. Dès 1927, les cours mondiaux des cuirs et peaux amorcèrent une descente vertigineuse qui devait durer six ans. Ferdinand refusa de croire à la crise et s’obstina à augmenter ses stocks. À la fin de mille neuf cent vingt-huit, la totalité de son capital était bloquée, pratiquement non négociable, et il ne pouvait payer ni les transporteurs ni les frais de garde. Pour lui éviter une faillite frauduleuse, Émile le renfloua en vendant deux des appartements de son immeuble dont celui où s’installa alors Bartlebooth. Mais cela ne servit pas à grand-chose. En avril 1931, alors qu’il se confirmait de plus en plus que Ferdinand, propriétaire d’un stock de quelque quarante mille peaux qui lui avaient coûté trois ou quatre fois le prix qu’il pourrait désormais en obtenir, était aussi incapable d’en faire assurer l’entretien et la surveillance que de faire face à tous ses autres engagements, l’entrepôt de La Rochelle où étaient emmagasinées ses marchandises fut entièrement détruit par le feu. Les compagnies d’assurances refusèrent de payer et accusèrent publiquement Ferdinand d’avoir provoqué un incendie criminel. Ferdinand prit la fuite, abandonnant sa femme, son fils (qui venait de réussir brillamment l’agrégation de philosophie) et les ruines encore fumantes de son affaire. Un an plus tard, sa famille devait apprendre qu’il avait trouvé la mort en Argentine. Mais les compagnies d’assurances continuaient à s’acharner sur sa veuve. Pour lui venir en aide, Émile et Gérard, ses deux beaux-frères, se sacrifièrent ; Émile en vendant dix-sept des trente logements dont il était encore propriétaire, Gérard en liquidant presque la moitié de son exploitation. Émile et Gérard moururent tous les deux en mille neuf cent trente-quatre ; Émile le premier, en mars, d’une congestion pulmonaire ; Gérard en septembre, d’une attaque au cerveau. Ils ne laissaient à leurs enfants qu’un héritage précaire que les années qui suivirent n’allaient pas cesser d’amenuiser.