Histoire de la femme du faiseur de puzzle, 53

 

Elle était jolie, avec discrétion : un teint pâle parsemé, de taches de rousseur, des joues légèrement creuses, des yeux gris bleu.

Elle était miniaturiste. Elle peignait rarement des sujets originaux : elle préférait reproduire ou s’inspirer de documents existant déjà ; par exemple, elle avait dessiné le puzzle d’essai que Gaspard Winckler avait découpé pour Bartlebooth à partir de gravures sur acier publiées dans Le Journal des Voyages. Elle savait merveilleusement copier dans leurs presque imperceptibles détails les toutes petites scènes peintes à l’intérieur des montres de gousset, sur les boîtes à priser ou sur les gardes de missels lilliputiens, ou restaurer des tabatières, des éventails, des bonbonnières ou des médaillons. Elle avait comme clients des collectionneurs particuliers, des marchands de curiosités, des porcelainiers désireux de rééditer des services prestigieux Retour d’Égypte ou Malmaison, des bijoutiers qui lui demandaient de représenter sur le fond d’un pendentif destiné à recevoir une unique mèche de cheveux, le portrait de l’être chéri (réalisé à partir d’une photographie le plus souvent douteuse) ou des libraires d’art pour qui elle retouchait des vignettes romantiques ou des enluminures de livres d’heures.

Sa minutie, son respect, son habileté, étaient extraordinaires. Dans un cadre long de quatre centimètres et large de trois, elle faisait entrer un paysage tout entier avec un ciel bleu pâle parsemé de petits nuages blancs, un horizon de collines mollement ondulées aux flancs couverts de vignes, un château, deux routes au croisement desquelles galopait un cavalier vêtu de rouge monté sur un cheval bai, un cimetière avec deux fossoyeurs portant des bêches, un cyprès, des oliviers, une rivière bordée de peupliers avec trois pêcheurs assis au bord des rives, et, dans une barque, deux tout petits personnages vêtus de blanc.

[…]

Cette femme si précise et si mesurée avait paradoxalement un irrésistible attrait pour le fouillis. Sa table était un éternel capharnaüm, toujours encombrée de tout un matériel inutile, de tout un entassement d’objets hétéroclites, de tout un désordre dont il lui fallait sans cesse endiguer l’invasion, avant de pouvoir se mettre à travailler : lettres, verres, bouteilles, étiquettes, porte-plumes, assiettes, boîtes d’allumettes, tasses, tubes, ciseaux, carnets, médicaments, billets de banque, menue monnaie, compas, photographies, coupures de presse, timbres ; et des feuilles volantes, des pages arrachées à des bloc-notes ou à des éphémérides, un pèse-lettre, un compte-fils de laiton, l’encrier de gros verre taillé, les boîtes de plumes, la boîte verte et noire de 100 plumes de La République n° 705 de Gilbert et Blanzy-Poure, et la boîte beige et bise de 144 plumes à la ronde n° 394 de Baignol et Farjon, le coupe-papier à manche de corne, les gommes, les boîtes de punaises et d’agrafes, les limes à ongle en carton émerisé, et l’immortelle dans son soliflore de chez Kirby Beard, et le paquet de cigarettes Athletic avec le sprinter au maillot blanc rayé de bleu portant un dossard avec le numéro 39 écrit en rouge franchissant bien loin devant les autres la ligne d’arrivée, et les clés reliées par une chaînette, le double décimètre en bois jaune, la boîte avec l’inscription CURIOUSLY STRONG ALTOIDS PEPPERMINT OIL, le pot de faïence bleue avec tous ses crayons, le presse-papier en onyx, les petits godets hémisphériques un peu analogues à ceux dont on se sert pour les bains d’yeux (ou pour cuire les escargots), dans lesquels elle mélangeait ses couleurs, et la coupelle en métal anglais, dont les deux compartiments étaient toujours remplis, l’un de pistaches salées, l’autre de bonbons à la violette.