Histoire de la fille du banquier qui voulait faire du théâtre, 55

 

Charlotte et Fresnel tinrent ensemble une quinzaine de jours, essayant de jouer à deux les pièces de leur répertoire et se laissant envahir par l’illusion fallacieuse qu’ils pourraient sans mal reconstituer leur troupe quand ils atteindraient une grande ville. Ils aboutirent à Lyon et s’y séparèrent d’un commun accord. Charlotte retourna dans sa famille, des banquiers suisses pour qui le théâtre était un péché, Fresnel se joignit à une troupe de saltimbanques qui allaient en Espagne : un homme-serpent, éternellement vêtu d’un fin maillot d’écailles, qui passait en se contorsionnant sous une plaque enflammée posée à trente-cinq centimètres du sol, et un couple de naines, dont l’une était d’ailleurs un nain, qui faisait un numéro de soeurs siamoises avec banjo, claquettes et chansonnettes. Quant à Fresnel, il devint Mister Mephisto, le magicien, le devin, le guérisseur que toutes les têtes couronnées d’Europe avaient acclamé. En smoking rouge avec un œillet à la boutonnière, haut-de-forme, canne à pommeau de diamant, imperceptible accent russe, il sortait d’une étroite et haute boîte de vieux cuir au couvercle absent un grand jeu de tarots, en disposait huit en rectangle sur une table et les saupoudrait à l’aide d’une spatule d’ivoire d’une poudre gris bleuâtre qui n’était autre que de la galène concassée, mais qu’il appelait Poudre de Galien, la dotant de certaines propriétés opothérapiques susceptibles de guérir toute affection passée, présente ou future, et particulièrement recommandée en cas d’extraction dentaire, migraines et céphalées, douleurs menstruelles, arthrites et arthroses, névralgies, crampes et luxations, coliques et calculs, et de telles ou telles autres opportunément choisies selon les lieux, les saisons et les particularités de l’assistance.