Histoire de Lady Forthright et de son cocher, 4

Rabelais / le Quart Livre

 

La vieille Lady Forthright avait une collection de montres et d’automates dont elle était très fière et dont le joyau était une montre minuscule insérée dans un fragile œuf d’albâtre. Elle avait confié la garde de sa collection au plus vieux de ses domestiques. C’était un cocher qui la servait depuis plus de soixante ans et qui était éperdument amoureux d’elle depuis la première fois qu’il avait eu le privilège de la conduire. Il avait reporté sa passion muette sur la collection de sa maîtresse et, particulièrement adroit de ses mains, l’entretenait avec un soin furieux, passant ses jours et ses nuits à maintenir ou à remettre en état ces délicates mécaniques dont certaines avaient plus de deux siècles.

Les plus belles pièces de la collection étaient conservées dans une petite chambre réservée à ce seul usage. Certaines étaient enfermées dans des vitrines, mais la plupart étaient accrochées au mur et protégées de la poussière par une mince tenture de mousseline. Le cocher dormait dans un réduit attenant, car, depuis quelques mois, un savant solitaire s’était installé non loin du château, dans un laboratoire où, à l’instar de Martin Magron et du Turinois Vella, il étudiait chez les rats les effets antagonistes de la strychnine et du curare, alors que la vieille femme et son cocher étaient persuadés que c’était un brigand que la seule convoitise avait attiré dans ces parages et qui manigançait quelque diabolique stratagème pour s’emparer de ces précieux bijoux.

Une nuit, le vieux cocher fut réveillé par de minuscules couinements qui semblaient provenir de la chambre. Il s’imagina que le savant démoniaque avait apprivoisé un de ses rats et lui avait appris à aller chercher les montres. Il se leva, prit dans la trousse à outils qui ne le quittait jamais un petit marteau, pénétra dans la chambre, s’approcha le plus doucement possible de la tenture et frappa violemment à l’endroit d’où le bruit semblait lui parvenir. Ce n’était pas un rat, hélas, mais seulement cette montre magnifique sertie dans son œuf d’albâtre, dont le mécanisme s’était légèrement déréglé, produisant un presque imperceptible crissement. Lady Forthright, réveillée en sursaut par le coup de marteau, accourut sur ces entrefaites et trouva le vieux domestique hébété, la bouche ouverte, tenant d’une main le marteau et de l’autre le bijou brisé. Sans lui laisser le temps d’expliquer ce qui s’était passé, elle appela ses autres domestiques et fit enfermer son cocher comme fou furieux. Elle mourut deux ans plus tard. Le vieux cocher l’apprit, parvint à s’échapper de son lointain asile, revint au château et se pendit dans la chambre même où le drame avait eu lieu.