Léon Marcia — et c’est sans doute là le plus étonnant — est parfaitement autodidacte. Il n’était allé à l’école que jusqu’ à l’âge de neuf ans. À vingt ans, il savait à peine lire et sa seule lecture régulière était un quotidien hippique qui s’appelait La Veine ; il travaillait alors avenue de la Grande-Armée chez un garagiste qui construisait des voitures de course qui non seulement ne gagnaient jamais mais avaient presque chaque fois des accidents. Le garage ne tarda donc pas à fermer définitivement et, nanti d’un petit pécule, Marcia resta quelques mois sans travailler ; il habitait dans un hôtel modeste, l’Hôtel de l’Aveyron, se levait à sept heures, prenait un jus bouillant au zinc en feuilletant La Veine et remontait dans sa chambre dont le lit avait été retapé entre-temps, ce qui lui permettait de se rallonger pour faire une petite sieste, non sans avoir pris soin d’étaler le journal au bout du lit pour ne pas salir l’édredon avec ses chaussures.
Marcia, dont les besoins étaient des plus modiques, aurait pu vivre ainsi plusieurs années, mais il tomba malade l’hiver suivant, les médecins diagnostiquèrent une pleurésie tuberculeuse et lui recommandèrent fortement d’aller vivre à la montagne ; ne pouvant évidemment pas supporter les frais d’un long séjour en sanatorium, Marcia résolut le problème en réussissant à se faire engager comme garçon d’étage dans le plus luxueux de tous, le Pfisterhof d’Ascona, dans le Tessin. C’est là que pour meubler les longues heures de repos forcé que, son travail terminé, il s’astreignait à scrupuleusement respecter, il se mit à lire, avec un plaisir grandissant, tout ce qui lui tombait sous la main, empruntant ouvrage sur ouvrage à la riche clientèle internationale — rois ou fils de rois du boeuf en boîte, de l’hévéa ou de l’acier trempé — qui fréquentait le sanatorium. Le premier livre qu’il lut fut un roman, Silbermann, de Jacques de Lacretelle, qui avait obtenu le prix Fémina l’automne précédent ; le second fut une édition critique, avec traduction en regard, du Kublaï Khan de Coleridge :
« In Xanadu did Kublaï Khan
A stately pleasure-dome decree… »
En quatre ans Léon Marcia lut un bon millier de livres et apprit six langues : l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol,le russe et le portugais, qu’il maîtrisa en onze jours, non pas à l’aide des Lusiades de Camoens dans lesquelles Paganel crut apprendre l’espagnol, mais avec le quatrième et dernier volume de la Bibliotheca Lusitana de Diego Barbosa-Machado qu’il avait trouvé, dépareillé, dans la caisse à dix centimes d’un libraire de Lugano.
Plus il apprenait, plus il voulait apprendre. Ses capacités d’enthousiasme semblaient pratiquement illimitées et tout aussi illimitées ses facultés d’absorption. Il lui suffisait de lire quelque chose une fois pour s’en souvenir à jamais, et il avalait avec la même rapidité, la même voracité et la même intelligence des traités de grammaire grecque, des histoires de la Pologne, des poèmes épiques en vingt-cinq chants, des manuels d’escrime ou d’horticulture, des romans populaires et des dictionnaires encyclopédiques avec même, il faut bien le dire, une prédilection certaine pour ces derniers.
En mille neuf cent vingt-sept, quelques pensionnaires du Pfisterhof, sur l’initiative de Monsieur Pfister lui-même, se cotisèrent pour constituer à Marcia une rente de dix ans qui lui permettrait de se consacrer entièrement aux études qu’il souhaitait faire. Marcia, qui avait alors trente ans, hésita pendant presque un trimestre entier entre les enseignements d’Ehrenfels, de Spengler, d’Hilbert et de Wittgenstein, puis, étant allé écouter une conférence de Panofsky sur la statuaire grecque, découvrit que sa vocation véritable était l’histoire de l’art et partit aussitôt à Londres s’inscrire au Courtauld Institute. Trois ans plus tard, il faisait dans le monde de l’expertise d’art l’entrée fracassante que l’on sait.
Sa santé resta toujours chancelante et le contraignit à garder la chambre presque toute sa vie. Longtemps il vécut à l’hôtel, à Londres d’abord, puis à Washington et à New York ; il ne se déplaçait guère que pour aller vérifier dans une bibliothèque ou un musée tel ou tel détail, et c’est au fond de son lit ou de son fauteuil qu’il donnait des consultations de plus en plus recherchées. C’est lui, entre autres choses, qui démontra que les Hadriana d’Atri (plus connues sous leur sobriquet d’Anges d’Hadrien) étaient faux, et qui établit avec certitude la chronologie des miniatures de Samuel Cooper rassemblées à la collection Frick : c’est à cette dernière occasion qu’il rencontra celle qui allait devenir sa femme : Clara Lichtenfeld, fille de Juifs polonais émigrés aux Etats-Unis, qui faisait un stage dans ce musée. Bien qu’elle eût quinze ans de moins que lui, ils se marièrent, quelques semaines plus tard, et décidèrent d’aller vivre en France. Leur fils, David, naquit en mille neuf cent quarante-six, peu après leur arrivée à Paris et leur installation rue Simon-Crubellier où Madame Marcia monta, dans une ancienne bourrellerie, un magasin d’antiquités auquel, curieusement, son mari refusa toujours de s’intéresser.