Histoire de l’officier qui abandonna sa patrouille, 65

 

Blunt Stanley était un homme de haute taille, beau comme un héros de western, avec des fossettes à la Clark Gable. Il était officier dans l’armée américaine lorsqu’un soir de mille neuf cent quarante-huit, il rencontra la Lorelei dans un music-hall de Jefferson, Missouri : de son vrai nom Ingeborg Skrifter, fille d’un pasteur danois émigré aux États-Unis, elle faisait, sous le pseudonyme de Florence Cook, célèbre médium du dernier quart du dixneuvième siècle dont elle prétendait être la réincarnation, un numéro de voyante.

Ce fut entre eux le coup de foudre, mais leur bonheur fut de courte durée : en juillet cinquante, Blunt Stanley partit pour la Corée. Sa passion pour Ingeborg était telle qu’à peine débarqué, incapable de vivre loin d’elle, il déserta pour tenter de la rejoindre. L’erreur qu’il commit alors fut de déserter, non pas à l’occasion d’une permission — il est vrai qu’on ne lui en accorda pas — mais alors qu’il commandait une patrouille non loin du trente-huitième parallèle : avec son guide philippin, qui n’était autre que Carlos, de son vrai nom Aurelio Lopez, ils abandonnèrent les onze hommes de la patrouille, les condamnant à une mort certaine, et au terme d’un épouvantable périple, arrivèrent à Port-Arthur, d’où ils réussirent à gagner Formose.

Les Américains pensèrent que la patrouille était tombée dans une embuscade, que les onze soldats y avaient trouvé la mort et que le lieutenant Stanley et son guide philippin avaient été faits prisonniers. Des années plus tard, alors que toute cette affaire allait trouver sa déplorable conclusion, les services de la chancellerie de l’état-major des armées de terre cherchaient encore Madame peut-être Veuve Stanley pour lui remettre, à titre éventuellement posthume, la Medal of Honor de son époux disparu.