Histoire du couple de serviteurs qui se rencontra à l’Exposition Universelle, 83

Les Honoré avaient tous les deux à l’époque soixante-dix ans. Lui était un Lyonnais au teint pâle ; il avait voyagé, avait eu des aventures, avait été marionnettiste chez Vuillerme et chez Laurent Josserand, assistant d’un fakir, garçon de café au bal Mabille, joueur d’orgue de barbarie avec un bonnet pointu et un petit singe sur l’épaule, avant de se placer comme domestique dans des maisons bourgeoises où son flegme plus britannique que nature l’avait vite rendu irremplaçable. Elle était une robuste paysanne normande qui savait tout faire et aurait aussi bien cuit son pain que saigné un goret si on le lui avait demandé. Placée à Paris à l’âge de quinze ans, à la fin de l’année 1871, elle était entrée comme fille de cuisine dans une pension de famille, The Vienna School and Family Hôtel, 22, rue Darcet, près de la Place Clichy, un établissement tenu d’une main de fer par une Grecque, Madame Cissampelos, une petite femme sèche comme un coup de trique, qui apprenait les bonnes manières à de jeunes Anglaises porteuses de ces redoutables incisives en avant dont il était alors considéré comme spirituel de dire qu’on en faisait des touches de piano.

Trente ans plus tard, Corinne y était cuisinière, mais ne gagnait toujours que vingt-cinq francs par mois. C’est vers cette époque qu’elle fit la connaissance d’Honoré. Ils se rencontrèrent à l’Exposition Universelle, au spectacle des Bonshommes Guillaume, un théâtre d’automates où, sur une scène minuscule, l’on voyait danser et papoter des poupées hautes de cinquante centimètres, habillées à la dernière mode, et devant son ébahissement il lui donna des explications techniques avant de lui faire visiter le Manoir à l’Envers, un vieux castel gothique planté sur ses cheminées avec des fenêtres renversées et des meubles accrochés au plafond, le Palais lumineux, cette maison féerique où tout, des meubles aux tentures, des tapis aux bouquets, était fait de verre, et dont son constructeur, le maître verrier Ponsin, était mort avant de la voir achevée, le Globe céleste, le Palais du Costume, le Palais de l’Optique, avec sa grande lunette permettant de voir la LUNE à UN mètre, les Dioramas du Club Alpin, le Panorama transatlantique, Venise à Paris et une dizaine d’autres pavillons. Ce qui les impressionna le plus, ce fut, pour elle, l’arc-en-ciel artificiel du pavillon de la Bosnie, pour lui, l’Exposition minière souterraine, avec ses six cents mètres de boyaux parcourus par un chemin de fer électrique et débouchant tout à coup sur une mine d’or dans laquelle travaillaient de vrais Nègres, et le foudre gigantesque de Monsieur Fruhinsoliz, véritable bâtiment de quatre étages ne comportant pas moins de cinquante-quatre kiosques dans lesquels se débitaient toutes les boissons du monde.

Ils dînèrent au Cabaret de la Belle Meunière, à côté des pavillons coloniaux, où ils burent du Chablis en carafe et mangèrent de la soupe aux choux et du gigot que Corinne trouva mal cuit.

Honoré avait été engagé pour l’année par Monsieur Danglars Père, un viticulteur de la Gironde, président de la Section bordelaise du Comité des Vins, qui était venu s’installer à Paris pour toute la durée de l’Exposition et qui avait loué un appartement à Juste Gratiolet. Lorsqu’il quitta Paris, quelques semaines plus tard, Monsieur Danglars Père était à ce point satisfait de son maître d’hôtel qu’il en fit cadeau, en même temps que l’appartement, à son fils Maximilien qui allait se marier et qui venait d’être nommé assesseur. Peu de temps après le jeune couple, sur les conseils de leur maître d’hôtel, engagea la cuisinière.

Après l’Affaire Danglars les Honoré, trop vieux pour songer à se replacer, obtinrent d’Émile Gratiolet de conserver leur chambre. Ils y vivotèrent avec leurs toutes petites économies que venaient de temps en temps renforcer de maigres travaux d’appoint, comme de garder Ghislain Fresnel quand les nourrices ne pouvaient pas le prendre, ou aller chercher Paul Hébert à la sortie de l’école, ou préparer pour tel ou tel locataire ayant un dîner de succulents petits pâtés ou des bâtonnets d’orange confite enrobés de chocolat. Ils vécurent ainsi pendant plus de vingt ans encore, entretenant avec un soin minutieux leur mansarde, cirant leur carrelage en losanges, arrosant presque au compte-gouttes leur myrte dans son vase de cuivre rouge. Ils atteignirent l’âge de quatre-vingt-treize ans, elle de plus en plus ratatinée, lui de plus en plus long et sec. Puis un jour de novembre 1949, il tomba en se levant de table et mourut dans l’heure qui suivit. Elle-même ne lui survécut que quelques semaines.

(Extrait CH. LXXXIII, Hutting, 3)