(voir : Histoire des deux géants de l’industrie hôtelière)
Leur choix se porta sur Charles-Albert Beyssandre, critique suisse de langue française, publiant régulièrement ses chroniques dans la Feuille d’Avis de Fribourg et la Gazette de Genève, et correspondant à Zurich d’une demi-douzaine de quotidiens et périodiques français, belges et italiens. Le président-directeur général d’International Hostellerie — et par conséquent de Marvel Houses International — était un de ses fidèles lecteurs etl’avait plusieurs fois utilement consulté pour ses placements artistiques.
Convoqué par le conseil d’administration des Marvel Houses et mis au courant de son problème, Charles-Albert Beyssandre put sans peine convaincre les promoteurs que la solution la plus appropriée à leur politique de prestige devait consister à rassembler un tout petit nombre d’oeuvres majeures : pas un musée, pas un ramassis, pas davantage un chromo au-dessus de chaque lit, mais une poignée de chefs-d’oeuvre jalousement conservés en un endroit unique que les amateurs du monde entier rêveraient de contempler au moins une fois dans leur vie. Enthousiasmés par de telles perspectives, les dirigeants des Marvel Houses confièrent à Charles-Albert Beyssandre le soin de réunir dans les cinq ans à venir ces pièces rarissimes.
Beyssandre se retrouva donc à la tête d’un budget fictif — les règlements définitifs, y compris sa propre commission de trois pour cent, ne devant intervenir qu’en 1976 — mais nonobstant colossal : plus de cinq milliards d’anciens francs, de quoi acheter les trois tableaux les plus chers du monde ou, comme il s’amusa à le calculer les premiers jours, de quoi acquérir une cinquantaine de Klee, ou presque tous les Morandi, ou presque tous les Bacon, ou pratiquement tous les Magritte, et peut-être cinq cents Dubuffet, une bonne vingtaine des meilleurs Picasso, une centaine de Stael, presque toute la production de Frank Stella, presque tous les Kline et presque tous les Klein, tous les Mark Rothko de la collection Rockefeller avec, en guise de prime, tous les Huffing de la Donation Fitchwinder et tous les Hutting de la période brouillard que Beyssandre d’ailleurs n’appréciait que très médiocrement. L’exaltation un peu puérile que ces calculs provoquèrent tomba vite et Beyssandre ne tarda pas à découvrir que sa tâche allait être beaucoup plus difficile qu’il ne le croyait.
Beyssandre était un homme sincère, aimant la peinture et les peintres, attentif, scrupuleux et ouvert, et heureux lorsqu’ au terme de plusieurs heures passées dans un atelier ou une galerie, il parvenait à se laisser silencieusement envahir par la présence inaltérable d’un tableau, son existence ténue et sereine, son évidence compacte s’imposant petit à petit, devenant chose presque vivante, chose pleine, chose là, simple et complexe, signes d’une histoire, d’un travail, d’un savoir, enfin tracés au-delà de leur cheminement difficile, tortueux et peut-être même torturé. La tâche que les dirigeants des Marvel Houses lui avaient confiée était assurément mercantile ; au moins lui permettrait-elle, passant en revue l’art de son temps, de multiplier ces « moments magiques » — l’expression était de son confrère
parisien Esberi — et c’est presque avec enthousiasme qu’il l’entreprit.
Mais les nouvelles se propagent vite dans le monde des arts et se déforment volontiers ; il fut bientôt connu de tous que Charles-Albert Beyssandre était devenu l’agent d’un formidable mécène qui l’avait chargé de constituer la plus riche collection particulière de peintres vivants.
Au bout de quelques semaines, Beyssandre s’aperçut qu’il disposait d’un pouvoir encore plus grand que son crédit. A la seule idée que le critique pourrait, éventuellement, dans un avenir indéterminé, envisager l’acquisition de telle ou telle oeuvre pour le compte de son richissime client, les marchands s’affolèrent et les talents les moins confirmés se haussèrent du jour au lendemain au rang des Cézanne et des Murillo. Comme dans l’histoire de cet homme qui a en tout et pour tout un billet de cent mille livres sterling et qui parvient à vivre dessus sans l’entamer pendant un mois, la seule présence ou absence du critique à une manifestation artistique se mit à avoir des conséquences foudroyantes. Dès qu’il arrivait dans une vente les enchères commençaient à grimper, et s’il s’en allait après avoir seulement fait un rapide tour de salle, les cotes fléchissaient, s’affaissaient, s’effondraient. Quant à ses chroniques, elles devinrent des événements que les investisseurs attendaient avec une fébrilité grandissante. S’il parlait de la première exposition d’un peintre, le peintre vendait tout dans la journée, et s’il ne disait rien de l’accrochage d’un maître reconnu, les collectionneurs le boudaient tout à coup, revendaient à perte ou décrochaient les toiles méprisées de leur salon pour les cacher dans les coffres blindés en attendant que leur faveur remonte.
Très vite des pressions commencèrent à s’exercer sur lui. On l’inondait de champagne et de foie gras ; on envoyait des chauffeurs en livrée le chercher au volant de limousines noires ; puis des marchands se mirent à parler d’éventuels pourcentages ; plusieurs architectes de renom voulurent lui construire sa maison et plusieurs décorateurs à la mode s’offrirent pour l’aménager. Pendant plusieurs semaines, Beyssandre s’obstina à publier ses chroniques, persuadé que les paniques et engouements qu’elles provoquaient allaient nécessairement s’atténuer. Ensuite il tenta d’user de pseudonymes divers — B. Drapier, Diedrich Knickerbocker, Fred Dannay, M. B. Lee, Sylvander, Ehrich Weiss, Guillaume Porter, etc. — mais ce fut presque pire, car les marchands crurent désormais le deviner sous toute candidature inhabituelle et des bouleversements inexplicables continuèrent à secouer le marché de l’art longtemps après que Beyssandre eut complètement cessé d’écrire et l’eut annoncé sur une page entière dans tous les journaux auxquels il avait collaboré. Les mois qui suivirent furent pour lui les plus difficiles : il dut s’interdire de fréquenter les salles de ventes et d’assister aux vernissages ; il s’entourait de précautions extraordinaires pour visiter les galeries, mais chaque fois que son incognito était découvert, cela déclenchait des répercussions désastreuses et il finit par prendre le parti de renoncer à toute manifestation publique ; il n’allait plus que dans les ateliers ; il demandait au peintre de lui montrer ce qu’il estimait être ses cinq meilleures oeuvres et de le laisser seul en face d’elles pendant au moins une heure.
Deux ans plus tard, il avait visité plus de deux mille ateliers répartis dans quatre-vingt-onze villes et dans vingt-trois pays. Le problème était désormais pour lui de relire ses notes et de faire son choix : dans le chalet des Grisons qu’un des directeurs d’International Hostellerie mettait aimablement à sa disposition, il entreprit de réfléchir sur l’étrange tâche qu’on lui avait confiée et sur les curieuses retombées qui s’en étaient ensuivies. Et c’est à peu près vers cette époque, alors que face à ces paysages de glaciers, dans la seule compagnie de vaches aux lourdes clarines, il s’interrogeait sur la signification de l’art, que l’aventure de Bartlebooth lui parvint.
Il en fut informé par hasard alors qu’il s’apprêtait à allumer un feu avec un numéro vieux déjà de deux ans des Dernières Nouvelles de Saint-Moritz, feuille locale qui pendant la saison d’hiver donnait deux fois par semaine les potins de la station : Olivia et Rémi Rorschash étaient venus passer une dizaine de jours à l’Engadiner et chacun avait eu droit à une interview :
— Rémi Rorschash, dites-nous, quels sont aujourd’hui vos projets ? — On m’a raconté l’histoire d’un homme qui a fait le tour du monde pour peindre des tableaux, et qui ensuite les a détruits scientifiquement. Je crois que j’ai assezenvie d’en faire un film…
Le résumé était mince et fautif, mais propre à éveiller l’intérêt de Beyssandre. Et quand le critique en eut connaissance avec davantage de détails, le projet de l’Anglais suscita son enthousiasme. Très vite, dès lors, la décision de Beyssandre fut prise : ce serait ces oeuvres mêmes que leur auteur souhaitait faire absolument disparaître qui constitueraient le joyau le plus précieux de la collection la plus rare du monde. (…)
Pendant trois mois, Beyssandre écrivit, téléphona, et sonna à la porte en pure perte. Puis, le onze juillet, il rendit visite à Smautf dans sa chambre et le chargea de prévenir son maître qu’il lui déclarait la guerre : si l’art, pour Bartlebooth, consistait à détruire les oeuvres qu’il avait conçues, l’art, pour lui, Beyssandre, consisterait à préserver, coûte que coûte, une ou plusieurs de ces oeuvres, et il défiait cet Anglais obstiné de l’en empêcher. (…)
Pour faire face à l’attaque de Beyssandre, Bartlebooth envisagea plusieurs solutions. La plus efficace aurait certainement été de confier la destruction des aquarelles à un homme de confiance et de le faire escorter par des gardes du corps. Mais où trouver un homme de confiance, face à la puissance quasi illimitée dont disposait le critique ?(…)
Divers incidents qui pouvaient difficilement passer pour des coïncidences montrèrent cependant que Beyssandre n’abandonnait pas. Ce fut certainement lui qui organisa le cambriolage de l’appartement de Robert Cravennat, le préparateur de chimie qui, depuis l’accident de Morellet en 1960, procédait à la ré-aquarellisation des puzzles, et le début d’incendie criminel qui faillit dévaster l’atelier de Guyomard. (…)
Mais il en fallait plus pour décourager Beyssandre, et il y a un peu moins de deux mois, le vingt-cinq avril 1975, dans la même semaine que celle où Bartlebooth perdit définitivement la vue, l’inévitable finit par se produire : l’équipe de reportage qui était allée en Turquie, et dont le cameraman devait se rendre à Trébizonde pour y procéder à la destruction de la quatre cent trente-huitième aquarelle de Bartlebooth (l’Anglais avait alors seize mois de retard sur son programme), ne revint pas : on apprit deux jours plus tard que les quatre hommes étaient morts dans un inexplicable accident de voiture. Bartlebooth décida de renoncer à ses destructions rituelles ; les puzzles que désormais il achèverait ne seraient plus recollés, détachés de leur support de bois et trempés dans un dissolvant d’où la feuille de papier ressortirait totalement blanche, mais simplement remis dans la boîte noire de Madame Hourcade et jetés dans un incinérateur.(…)
Quelques jours plus tard, Smautf lut dans un journal que Marvel Houses International, filiale de Marvel Houses Incorporated et de International Hostellerie, déposait son bilan. De nouveaux calculs avaient montré que, compte tenu de l’augmentation des coûts de construction, l’amortissement des vingt-quatre parcs culturels demanderait, non pas quatre ans et huit mois, et pas même cinq ans et trois mois, mais six ans et deux mois ; les principaux commanditaires, effarouchés, avaient retiré leurs fonds pour les placer dans un gigantesque projet de remorquage d’iceberg. Le programme des Marvel Houses était suspendu sine die. De Beyssandre, nul n’eut plus jamais de nouvelles.