Il y a vingt ans, en mille neuf cent cinquante-cinq, Winckler acheva, comme prévu, le dernier des puzzles que Bartlebooth lui avait commandés. On a tout lieu de supposer que le contrat qu’il avait signé avec le milliardaire contenait une clause explicite stipulant qu’il n’en fabriquerait jamais d’autres, mais, de toute façon, il est vraisemblable qu’il n’en avait plus envie.
C’est un peu plus tard qu’il commença à faire des bagues : il prenait des petites pierres, des agates, des cornalines, des pierres de Ptyx, des cailloux du Rhin, des aventurines, et il les montait sur de délicats anneaux faits de fils d’argent minutieusement tressés. Un jour il expliqua à Valène que c’étaient aussi des espèces de puzzles, et parmi les plus difficiles qui soient : les Turcs les appellent des « anneaux du Diable » : ils sont faits de sept, onze ou dix-sept cercles d’or ou d’argent enchaînés les uns aux autres, et dont l’imbrication complexe aboutit à une torsade fermée, compacte, et d’une régularité parfaite : dans les cafés d’Ankara, les marchands accostent les étrangers en leur montrant la bague fermée, puis en libérant d’un geste les anneaux enchaînés ; le plus souvent c’est un modèle simplifié avec seulement cinq cercles qu’ils entrelacent en quelques gestes impalpables, puis qu’ils ouvrent à nouveau, laissant alors le touriste peiner vainement pendant quelques longues minutes, jusqu’à ce qu’un comparse, qui est le plus souvent un des serveurs du café, consente à reconstituer la bague en quelques tours de main négligents, ou révèle avec complaisance le truc, quelque chose comme une fois par en-dessus, une fois par en-dessous, renverser le tout quand il ne reste plus qu’un anneau de libre.