Histoire du metteur en scène qui méprisait les grands classiques, 75

 

Boris Kosciuszko était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et maigre, avec un faciès anguleux, des pommettes saillantes, des yeux de braise. Selon sa théorie, Racine, Corneille, Molière et Shakespeare étaient des auteurs médiocres abusivement élevés au rang de génies par des metteurs en scène moutonniers et sans imagination. Le vrai théâtre, décrétait-il, avait pour titres Venceslas de Rotrou, Manlius Capitolinus de Lafosse, Roxelane et Mustapha de Maisonneuve, Le Séducteur amoureux de Longchamps ; les vrais dramaturges s’appelaient Collin d’Harleville, Dufresny, Picard, Lautier, Favart, Destouches ; il en connaissait comme ça des dizaines et des dizaines, s’extasiait imperturbablement sur les beautés cachées de l’Iphigénie de Guimond de La Touche, l’Agamemnon de Népomucène Lemercier, l’Oreste d’Alfieri, la Didon de Lefranc de Pompignan, et soulignait pesamment les lourdeurs que, sur des sujets analogues ou voisins, les soi-disant Grands Classiques avaient commises. Le public cultivé de la Révolution et de l’Empire qui, Stendhal en tête, mettait sur le même plan l’Orosmane de la Zaïre de Voltaire et l’Othello de Shakespeare, ou Rhadamiste de Crébillon et Le Cid, ne s’y était pas trompé, et jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, les deux Corneille furent publiés ensemble et l’œuvre de Thomas appréciée au moins autant que celle de Pierre. Mais l’instruction laïque obligatoire et le centralisme bureaucratique avaient, à partir du Second Empire et de la Troisième République, écrasé ces dramaturges généreux et sauvages et imposé l’ordre débile et étriqué pompeusement baptisé classicisme.