Histoire du Panarchiste rescapé, 73

 

Avant la première guerre mondiale, Ferri le Rital dirigeait à Paris, 94 rue des Acacias, une petite boîte de nuit appelée le Chéops, qui dissimulait un tripot clandestin connu de ses habitués sous le nom de l’Octogone à cause de la forme des jetons qu’on y utilisait. Mais les véritables activités de Ferri étaient d’un tout autre ordre : il était l’un des dirigeants de ce groupe d’agitateurs politiques que l’on appelait les Panarchistes, et la police, si elle savait pertinemment que le Chéops cachait une boîte de jeux connue sous le nom d’Octogone, ignorait que cet Octogone n’était lui-même que la couverture d’un des quartiers généraux panarchistes. Lorsque, après la nuit du 21 janvier 1911, le mouvement fut décapité et deux cents de ses militants les plus actifs emprisonnés dont ses trois chefs historiques Purkinje, Martinotti et Barbenoire, Ferri le Rital fut un des seuls responsables à échapper au coup de filet du Préfet de Police, mais dénoncé, repéré, pourchassé, il ne put, après s’être terré quelques mois en Beauce, que commencer une vie errante qui le mena sans trêve d’un bout à l’autre de la planète, lui faisant exercer pour survivre les métiers les plus divers, de tondeur de chien à agent électoral, de guide de montagne à minotier.

Margay n’avait pas de projet précis. Ferri, bien qu’il eût depuis longtemps dépassé la cinquantaine, en avait pour deux et plaçait tous ses espoirs sur un gangster notoire qu’il connaissait à Buenos Aires, Rosendo Juarez dit « le Cogneur ». Rosendo le Cogneur était un de ceux qui tenaient le haut du pavé à Villa Santa Rita. Un gars doué comme pas deux pour le surin et c’était avec ça l’un des hommes de don Nicolas Paredès qu’était lui-même un des hommes de Morel, lequel était certainement un homme très important. À peine débarqués, Ferri et Margay allèrent voir le Cogneur et se mirent sous ses ordres. Mal leur en prit car à la première affaire qu’il leur confia — une simple livraison de drogue — ils se firent arrêter, très vraisemblablement d’ailleurs sur l’instigation du Cogneur lui-même. Ferri le Rital écopa de dix ans de prison et y mourut au bout de quelques mois. Lino Margay, qui n’avait pas d’armes sur lui, n’en prit que pour trois ans.