Histoire des cinq sœurs qui toutes réussirent, 89

Ces soeurs Trévins seraient les cinq nièces de Madame Trévins, les filles de son frère Daniel. Le lecteur enclin à se demander ce qui dans la vie de ces cinq femmes leur a fait mériter une biographie aussi volumineuse sera, dès la première page, rassuré : les cinq soeurs sont en effet des quintuplées, nées en dix-huit minutes le 14 juillet 1943, à Abidjan, maintenues en couveuse pendant quatre mois et depuis lors jamais malades.

Mais le destin de ces quinquamelles dépasse de mille coudées le seul miracle de leur naissance : Adélaïde, après avoir battu à dix ans le record de France (catégorie minimes) du soixante mètres plat, fut saisie, dès douze ans, par le démon du cirque et entraîna ses quatre soeurs dans un numéro de voltige qui fut bientôt fameux dans toute l’Europe : Les Filles du Feu passaient à travers des cerceaux enflammés, changeaient de trapèze tout en jonglant avec des torches ou faisaient du houla-hoop sur un fil tendu à quatre mètres du sol. L’incendie du Fairyland de Hambourg ruina ces précoces carrières : les compagnies d’assurances prétendirent que Les Filles du Feu étaient la cause du sinistre et refusèrent de garantir les théâtres où elles se produiraient désormais, même après que les cinq filles eurent prouvé devant le tribunal qu’elles utilisaient une flamme artificielle parfaitement inoffensive, vendue chez Ruggieri sous le nom de « confiture » et spécialement destinée aux artistes de cirque et aux cascadeurs de cinéma.

Marie-Thérèse et Odile devinrent alors danseuses de cabaret ; leur plastique impeccable et leur ressemblance parfaite leur assurèrent presque instantanément un succès foudroyant : on vit les Crazy Sisters au Lido de Paris, au Cavalier’s de Stockholm, aux Naughties de Milan, au B and A de Las Vegas, à la Pension Macadam de Tanger, au Star de Beyrouth, aux Ambassadors de Londres, au Bras d’or d’Acapulco, au Nirvana de Berlin, au Monkey Jungle de Miami, aux Twelve Tones de Newport et aux Caribbean’s de La Barbade où elles rencontrèrent deux grands de ce monde qui s’entichèrent assez d’elles pour les épouser séance tenante : Marie-Thérèse se maria avec l’armateur canadien Michel Wilker, arrière-arrière petit- fils d’un concurrent malheureux de Dumont d’Urville, Odile avec un industriel américain, Faber McCork, le roi de la charcuterie diététique.

Toutes deux divorcèrent l’année suivante ; Marie- Thérèse, devenue canadienne, se lança dans les affaires et la politique fondant et animant un gigantesque Mouvement de Défense des Consommateurs, à tendances écologiques et autarciques, et en même temps fabriquant et diffusant massivement toute une gamme de produits manufacturés adaptés au retour à la Nature et à la vraie vie macrobiotique des communautés primitives : vaches à eau, yaourtières, toiles de tente, éoliennes (en kit), fours à pain, etc. Odile, elle, revint en France ; embauchée comme dactylographe à l’Institut d’Histoire des Textes, elle se découvrit, quoique tout à fait autodidacte, un goût pour le bas latin, et pendant les dix années qui suivirent resta tous les soirs quatre heures de plus à l’Institut, afin d’établir bénévolement une édition définitive de la Danorum Regum Heroumque Historia de Saxo Grammaticus, qui fait depuis autorité ; elle se remaria ensuite avec un juge anglais, et entreprit une révision de l’édition latine, par Jérôme Wolf et Portus, du soi-disant Lexique de Suidas, sur laquelle elle travaillait encore lorsque fut rédigée l’histoire de sa vie.

Les trois autres soeurs n’ont pas connu des destinées moins impressionnantes : Noëlle devint le bras droit de Werner Angst, le magnat allemand de l’acier ; Roseline fut la première femme à faire le tour du monde en solitaire à bord de son yacht de onze mètres, le C’est si beau ; quant à Adélaïde, devenue chimiste, elle découvrit la méthode de fractionnement des enzymes permettant d’obtenir des catalyses « retardées » ; cette découverte donna naissance à toute une série de brevets abondamment utilisés dans l’industrie des détergents, des laques et des peintures, et depuis Adélaïde, richissime, se consacre au piano et aux handicapés physiques, ses deux dadas.

La biographie exemplaire de ces cinq soeurs Trévins ne résiste malheureusement pas à un examen plus approfondi et le lecteur à qui ces exploits proches du fabuleux mettraient la puce à l’oreille ne tarderait pas à être confirmé dans ses doutes. Car Madame Trévins (que contrairement à Mademoiselle Crespi, on appelle Madame bien qu’elle soit restée fille) n’a pas de frère et par conséquent de nièces portant son nom ; et Célestine Durand-Taillefer ne saurait habiter rue du Hennin à Liège, car il n’y a pas de rue du Hennin à Liège ; par contre, Madame Trévins avait une soeur, Arlette, qui fut mariée à un monsieur Louis Commine, et en eut une fille, Lucette, laquelle a épousé un certain Robert Hennin, lequel vend des cartes postales (de collection) rue de Liège, à Paris (8e).

(Extrait CH. LXXXIX, Moreau, 5)