On aurait pu s’attendre à ce qu’un tel personnage impressionnât Gertrude. Mais la robuste cuisinière de Madame Moreau en avait vu d’autres et n’avait pas pour rien du sang bourguignon dans les veines. Au bout de trois jours de service et en dépit du règlement très strict que le premier secrétaire de Lord Ashtray lui avait remis à son arrivée, elle alla trouver son nouveau patron. Il était dans sa salle de musique, où il assistait à une des dernières répétitions de l’opéra dont il comptait offrir la primeur à ses invités la semaine suivante, Assuérus, oeuvre retrouvée de Monpou (Hippolyte). Esther et quinze choristes, inexplicablement habillées en alpinistes, entamaient le choeur qui clôt le deuxième acte
Quand Israël hors d’Égypte
sortit lorsque Gertrude fit irruption. Sans se soucier du trouble qu’elle provoquait, elle lança son tablier à la figure du Lord en lui disant que les produits qu’on lui fournissait étaient dégueulasses et qu’il n’était pas question qu’elle fasse sa cuisine avec.
Lord Ashtray tenait d’autant plus à sa cuisinière qu’il n’avait pratiquement jamais goûté sa cuisine. Pour la conserver, il accepta sans hésitation qu’elle aille faire son marché elle-même, où elle voulait.
C’est ainsi que Gertrude vient une fois par semaine, tous les mercredis, rue Legendre, et remplit une camionnette de beurre, d’oeufs du jour, de lait, de crème fraîche, de légumes verts, de volailles et de condiments divers ; elle en profite, quand il lui reste un peu de temps, pour rendre visite à son ancienne maîtresse et prendre une tasse de thé avec Madame Trévins.
Ce n’est pas pour faire son marché qu’elle est venue en France aujourd’hui — elle n’aurait d’ailleurs pas pu le faire un lundi — mais pour assister au mariage de sa petite-fille, qui épouse à Bordeaux un sous-contrôleur des poids et mesures.
Gertrude est assise entre ses deux anciennes voisines. C’est une femme d’une cinquantaine d’années, grosse, au visage rouge, aux mains potelées ; elle est vêtue d’un corsage en soie noire moirée et d’un ensemble de tweed vert qui lui va très mal. Sur sa boutonnière gauche est épingle un camée représentant une pure jeune fille au fin profil. Il lui fut offert par le vice-ministre du commerce extérieur de l’Union soviétique, pour la remercier d’un repas rouge spécialement conçu à son intention :
Oeufs de saumon
Bortsch glacé
Timbale d’Écrevisses
Filet de Boeuf Carpaccio
Salade de Vérone
Édam étuvé
Salade aux Trois Fruits Rouge
Charlotte au Cassis
Vodka au piment
Bouzy rouge