Histoire de la dame qui s’inventa des nièces, 89

La biographie exemplaire de ces cinq soeurs Trévins ne résiste malheureusement pas à un examen plus approfondi et le lecteur à qui ces exploits proches du fabuleux mettraient la puce à l’oreille ne tarderait pas à être confirmé dans ses doutes. Car Madame Trévins (que contrairement à Mademoiselle Crespi, on appelle Madame bien qu’elle soit restée fille) n’a pas de frère et par conséquent de nièces portant son nom ; et Célestine Durand-Taillefer ne saurait habiter rue du Hennin à Liège, car il n’y a pas de rue du Hennin à Liège ; par contre, Madame Trévins avait une soeur, Arlette, qui fut mariée à un monsieur Louis Commine, et en eut une fille, Lucette, laquelle a épousé un certain Robert Hennin, lequel vend des cartes postales (de collection) rue de Liège, à Paris (8e).

Une lecture plus attentive de ces vies imaginaires permettrait sans doute d’en détecter les clés et de voir comment quelques-uns des événements qui ont marqué l’histoire de l’immeuble, quelques-unes des légendes ou semi-légendes qui y circulent à propos de tel ou tel de ses habitants, quelques-uns des fils qui les relient entre eux, ont été immergés dans le récit et en ont fourni l’armature. Ainsi, il est plus que vraisemblable que Marie Thérèse, cette femme d’affaires aux réussites exceptionnelles, représente Madame Moreau, dont c’est d’ailleurs le prénom ; que Werner Angst est Herman Fugger, l’industriel allemand ami des Altamont, client de Hutting et collègue de Madame Moreau ; et qu’au terme d’un glissement significatif, Noëlle, son bras droit, pourrait figurer Madame Trévins elle-même ; et s’il est plus difficile de déceler qui se cache derrière les trois autres soeurs, il n’est pas interdit de penser que derrière Adélaïde, cette chimiste amie des handicapés, c’est Morellet qui perdit trois doigts en faisant une expérience malheureuse, que derrière Odile l’autodidacte, c’est Léon Marcia, et que derrière la navigatrice solitaire se profilent des silhouettes pourtant aussi différentes que celles de Bartlebooth et d’Olivia Norvell.

Madame Trévins mit plusieurs années à écrire cette histoire, profitant des rares instants de répit que lui laissait Madame Moreau. Elle apporta un soin tout particulier au choix de son pseudonyme : un prénom très légèrement évocateur de quelque chose de culturel, et un nom double dont l’un est d’une banalité exemplaire et dont l’autre rappelle une personnalité célèbre. Cela ne suffit pas à convaincre les éditeurs qui ne savaient que faire d’un premier roman écrit par une vieille fille de 85 ans. En fait Madame Trévins n’avait que quatre-vingt-deux ans, mais pour les éditeurs cela ne changeait pas grand chose et Madame Trévins, découragée, finit par se faire imprimer un exemplaire unique, qu’elle se dédia.