Marchands d’indienneries et autres fournitures exotiques, les Plassaert sont organisés, efficaces et, comme ils le disent d’eux-mêmes, « professionnels ».
Leur premier contact avec l’Extrême-Orient coïncida avec leur rencontre, il y a une vingtaine d’années. Cette année-là le comité d’entreprise de la banque où ils étaient tous deux stagiaires, lui à Aubervilliers, elle à Montrouge, organisa un voyage en Mongolie extérieure. Le pays lui-même les intéressa peu, Oulan-Bator n’étant qu’un gros bourg avec quelques bâtisses officielles typiques de l’art stalinien et le désert de Gobi n’ayant pas grand-chose à montrer en dehors de ses chevaux et de quelques Mongols rieurs avec des pommettes saillantes et des bonnets de fourrure, mais les escales qu’ils firent à l’aller en Perse et au retour en Afghanistan les emballèrent. Leur goût commun pour les voyages et les combines, une certaine imagination marginale, le sens aigu de la bohème débrouillarde, out cela les incita à abandonner des guichets de banque où il est exact que rien de bien exaltant ne les attendait et à se mettre chineurs. Avec une camionnette retapée et un capital de départ de quelques milliers d’anciens francs, ils commencèrent à vider des caves et des greniers, à courir les ventes de campagne et à proposer le dimanche matin aux Puces de Vanves alors peu courues des clairons un peu bosselés, des encyclopédies rarement complètes, des fourchettes quelque peu désargentées et des assiettes décorées (Une mauvaise farce : un homme fait la sieste dans un jardin ; un autre, qui s’est approché subrepticement, lui verse un liquide dans l’oreille ; ou bien, au milieu d’un groupe d’arbres dans lesquels sont cachées deux figurines de garnements ricaneurs, un garde-champêtre à l’air furieux : Où sont passés les deux Polichinelles ? ; ou encore un tout jeune avaleur de sabres en costume marin, avec, en légende : l’Avaleur n’attend pas le nombre des années).
La concurrence était redoutable et s’ils avaient du flair, ils manquaient d’expérience ; à plusieurs reprises, ils se laissèrent refiler des lots dont il n’y avait rien à tirer et les seuls beaux coups qu’ils réussirent concernèrent des stocks de vieux vêtements, blousons d’aviateurs, chemises américaines à col boutonnant, mocassins suisses, tee-shirts, toques à la Davy Crockett, blue-jeans, grâce auxquels ils parvinrent ces années-là sinon à se développer, du moins à survivre.
Au début des années soixante, peu de temps avant qu’ils n’emménagent rue Simon-Crubellier, ils firent la connaissance, dans une pizzeria de la rue des Ciseaux, d’un singulier personnage : un avocat neurasthénique, d’origine hollandaise, installé en Indonésie, qui avait été pendant des années représentant à Djakarta de plusieurs sociétés commerciales et qui avait fini par créer sa propre compagnie d’export-import. Connaissant remarquablement toutes les productions artisanales de l’Asie du Sud-Est, n’ayant pas son pareil pour échapper aux contrôles de douane, court-circuiter les compagnies d’assurances et les transitaires, et éviter le fisc, il bourrait à longueur d’années trois navires délabrés de coquillages malais, de mouchoirs philippins, de kimonos de Formose, de chemises indiennes, de vestes népalaises, de fourrures afghanes, de laques cinghalaises, de baromètres de Macao, de jouets de Hong-Kong, et de cent autres marchandises de toutes espèces et de toutes provenances qu’il redistribuait en Allemagne avec un bénéfice de deux à trois cents pour cent. Les Plassaert lui plurent et il décida de les commanditer. Il leur vendait sept francs une chemise qui lui en coûtait trois et qu’ils revendaient dix-sept, vingt et un, vingt-cinq ou trente francs selon les cas. Ils commencèrent dans la toute petite échoppe d’un ancien cordonnier, près de Saint-André-des Arts. Ils possèdent aujourd’hui trois magasins à Paris, deux autres à Lille et à Cannes, et projettent d’en ouvrir une dizaine d’autres, permanents ou saisonniers, dans des villes d’eaux, des plages de l’Atlantique et des stations de sports d’hiver. Entre-temps ils ont pu tripler — et bientôt quadrupler — la superficie de leur appartement parisien et retaper entièrement une maison de campagne près de Bernay. Leur propre sens des affaires complète admirablement celui de leur associé d’Indonésie : non seulement ils vont chercher là-bas des productions locales facilement négociables en France, mais ils y font fabriquer, d’après des modèles modern style ou art déco, des bibelots et des bijoux de facture européenne : ils ont trouvé dans les Célèbes, à Macassar, un artisan qu’ils n’hésitent pas à qualifier de génial et qui, avec une dizaine d’ouvriers, leur fournit à la demande pour quelques centimes pièce des clips, des bagues, des broches, des boutons fantaisie, des briquets, des nécessaires à fumeur, des stylos, des faux cils, des yoyos, des montures de lunettes, des peignes, des fume-cigarette, des encriers, des coupe-papier et toute une foule d’articles de bimbeloterie, de verroterie et de tabletterie en bakélite, celluloïd, galalite et autres matières plastiques, qu’on jurerait dater d’au moins un demi-siècle et qu’ils livrent « vieillis à l’ancienne » avec même, parfois, la trace de fausses réparations. Bien qu’ils continuent à donner dans le style copain sympa, offrant un café à leurs clients et tutoyant leurs employés, leur rapide expansion commence à leur poser de difficiles problèmes de gestion de stock, de comptabilité, de rentabilité et d’emploi, et les oblige à essayer de diversifier leurs produits, sous-traiter une partie de leurs activités avec des magasins à grande surface ou des centres de vente par correspondance, et chercher ailleurs de nouveaux matériaux, de nouveaux objets et de nouvelles idées ; ils ont commencé à prendre des contacts en Amérique du Sud et en Afrique noire, et ont d’ores et déjà signé avec un marchand égyptien pour la fourniture de tissus, de bijoux imités des Coptes et de petits meubles peints dont ils se sont assuré l’exclusivité pour l’Europe occidentale. Le trait marquant des Plassaert est l’avarice, une avarice méthodique et organisée, dont il leur arrive même de se glorifier : ils se vantent par exemple que chez eux ou dans leurs magasins il n’y ait jamais de fleurs — substances éminemment périssables — mais des arrangements d’immortelles, de roseaux, de chardons bleus et de monnaies-du-pape agrémentés de quelques plumes de paon. C’est une avarice de tous les instants, qui ne relâche jamais son étreinte et qui non seulement les conduit à chasser tout superflu — les seules dépenses autorisées devant être des dépenses productrices de prestige liées aux impératifs de la profession et assimilables à des investissements — mais les pousse à commettre des ladreries innommables, comme de verser du whisky belge dans des bouteilles de grandes marques lorsqu’ils ont des invités, rafler systématiquement dans les cafés des sucres pour leur sucrier, s’y faire donner la Semaine des Spectacles qu’ils laissent ensuite à la disposition de leurs clients à côté de la caisse, ou rogner quelques petits sous sur les dépenses alimentaires en marchandant sur chaque article et en achetant de préférence les denrées sacrifiées.