Histoire d’« Hortense », 41

 

L’autre, la très célèbre « Hortense », est une personnalité beaucoup plus curieuse. C’est une femme d’une trentaine d’années, au visage dur, aux yeux inquiets ; elle est accroupie près de l’orgue électrique, et en joue pour elle seule, des écouteurs aux oreilles. Elle est pieds nus elle aussi — c’est sans doute une règle de la maison que d’enlever ses chaussures avant de pénétrer dans cette pièce — et porte un caleçon long de soie kaki serré aux mollets et aux hanches par des lacets blancs garnis de ferrets en strass, et un blouson court, une sorte de boléro plutôt, fait d’une multitude de petits morceaux de fourrure.

Jusqu’en mille neuf cent soixante-treize, « Hortense » — l’usage s’est imposé de toujours écrire son nom avec des guillemets — était un homme nommé Sam Horton. Il était guitariste et compositeur dans une petite formation new-yorkaise, les Wasps. Sa première chanson, Come in, little Nemo, resta trois semaines au Top 50 de Variety, mais les suivantes — Susque-hanna Mammy, Slumbering Wabash, Mississippi Sunset, Dismal Swamp, I’m homesick for being homesick — ne remportèrent pas le succès escompté, en dépit de leur charme très « années quarante ». Le groupe végétait donc et voyait avec angoisse les engagements se raréfier et les directeurs de maisons de disque faire répondre qu’ils étaient en conférence, lorsque, au début de 1973, Sam Horton lut par hasard dans un magazine qu’il feuilletait dans la salle d’attente de son dentiste un article sur cet officier de l’armée des Indes qui était devenu(e) une respectable Lady. Ce qui sur-le-champ intéressa Sam Horton, ce n’est pas tant qu’un homme ait pu changer de sexe que le succès d’édition remporté par le récit relatant cette rare expérience. Cédant à la séduction trompeuse du raisonnement analogique, Sam Horton se persuada qu’un groupe pop constitué de transsexuels devrait nécessairement connaître le succès. Il ne parvint évidemment pas à convaincre ses quatre partenaires, mais l’idée continua à le troubler. Elle répondait certainement chez lui à un besoin autre que publicitaire, car il partit seul au Maroc dans une clinique spécialisée subir les traitements chirurgicaux et endocriniens adéquats.

Quand « Hortense » revint aux États-Unis, les Wasps, qui avaient entre-temps embauché un nouveau guitariste et qui semblaient en voie de remonter la pente, refusèrent de la reprendre, et quatorze éditeurs lui renvoyèrent son manuscrit, « simple copie, dirent-ils, d’un succès récent ». Ce fut le début d’une période de vache enragée qui dura plusieurs mois et où elle dut pour survivre faire desménages le matin dans des agences de voyages.

Du fond de sa détresse — pour reprendre les termes des résumés biographiques imprimés au dos de ses pochettes de disques —, « Hortense se remit à écrire des chansons, et comme personne ne voulait les chanter, elle finit par se décider à les interpréter elle-même : sa voix rauque et instable apportait incontestablement ce new sound que tous les gens du métier ne cessent de traquer et les chansons elles-mêmes répondaient bien à l’attente inquiète d’un public de jour en jour plus fébrile pour qui elle devint bientôt l’incomparable symbole de toute la fragilité du monde : avec Lime Blossom Lady, histoire nostalgique d’une herboristerie démolie pour faire place à une pizzeria, elle obtint en quelques jours le premier de ses 59 disques d’or.