Histoire du médecin qui fut dupé, 96

 

À peine la dactylographe qu’il avait fait venir spécialement de Toulouse eut-elle achevé la frappe de ce texte touffu plein de renvois, de notes en bas de page et de caractères grecs, que Dinteville en expédia une copie à LeBran-Chastel ; le professeur la lui renvoya un mois plus tard : il avait examiné avec soin le travail du médecin, sans partialité ni malveillance, et ses conclusions étaient tout à fait défavorables : certes l’édition du texte de Rigaud de Dinteville avait-elle été établie avec un scrupule qui faisait honneur à son descendant, mais le traité du chirurgien ordinaire de la Princesse Palatine n’apportait rien de vraiment nouveau par rapport au Tractatio de renibus d’Eustache, au De structura et usu renum de Lorenzo Bellini, au De natura renum d’Etienne Blancard et au De renibus de Malpighi, et ne paraissait pas devoir mériter une publication séparée ; l’appareil critique témoignait de l’immaturité du jeune chercheur : il avait voulu trop bien faire, mais n’avait réussi qu’à alourdir exagérément le texte ; les errata concernant Ceneri étaient tout à fait à côté de la question, et l’auteur aurait mieux fait de vérifier ses propres notes et références (suivait une liste de quinze erreurs ou omissions charitablement relevées par LeBran-Chastel : Dinteville, par exemple, avait écrit J. Clin. Invest. au lieu de J. clin. Invest, dans sa citation n° 10 [Möller, McIntosh & Van Slyke] ou bien avait cité l’article de H. Wirz dans Mod. Prob. Pädiat. 6, 86, 1960 sans faire référence au travail antérieur de Wirz, Hargitay & Kuhn paru dans Helv. physiol. pharmacol. Acta 9, 196, 1951) ; quant à l’introduction historico-philosophique, le professeur préférait en laisser l’entière responsabilité à Dinteville et se refusait, pour sa part, à en favoriser d’une façon quelconque la publication.

Dinteville s’attendait à tout sauf à une telle réaction. Bien que convaincu de la pertinence de ses recherches, il n’osait pas mettre en doute l’honnêteté intellectuelle et la compétence du professeur LeBran-Chastel. Après plusieurs semaines d’hésitation, il décida qu’il n’avait pas à se laisser arrêter par l’opinion hostile d’un homme qui, après tout, n’était pas son patron, et qu’il devait tenter par lui-même de faire publier son manuscrit ; il en corrigea les infimes erreurs et l’envoya à plusieurs revues spécialisées. Toutes le refusèrent et Dinteville dut renoncer à faire paraître son travail, abandonnant du même coup ses ambitions de chercheur.

L’intérêt excessif qu’il avait porté à ses enquêtes au détriment de son travail quotidien de médecin lui avait causé un tort considérable. Deux généralistes s’étaient après lui installés à Lavaur et, au fils des mois et des années, lui avaient pratiquement ravi sa clientèle. Sans appuis, délaissé, dégoûté, Dinteville finit par abandonner son cabinet et vint s’installer à Paris, résolu à n’être plus qu’un médecin de quartier dont les rêves inoffensifs n’iraient plus affronter l’univers prestigieux mais redoutable des érudits et des savants, mais se cantonneraient aux plaisirs domestiques du solfège et de la cuisine.

Dans les années qui suivirent, le professeur LeBranChastel, de l’Académie de Médecine, fit successivement paraître :

un article sur la vie et l’œuvre de Rigaud de Dinteville (Un urologue français à la cour de Louis XIV : Rigaud de Dinteville, Arch. intern. Hist. Sci. 11, 343, 1962) ;

une édition critique du De structura renum, avec reproduction en fac-similé, traduction, notes et glossaire (S. Karger, Bâle, 1963) ; — un supplément critique à la Bibliografia urologica de Ceneri (Int. Z. f. Urol Suppl. 9, 1964) ; et enfin — un article épistémologique intitulé Esquisse d’une histoire des théories rénales d’Asclépiade à William Bow-man, publié dans Aktuelle Probleme aus der Geschichte der Medizin (Bâle, 1966), reprenant un rapport inaugural fait devant le XIXe Congrès international d’Histoire de la Médecine (Bâle, 1964), et dont le retentissement fut considérable.

L’édition critique du De structura et le supplément à la bibliographie de Ceneri étaient purement et simplement recopiés, à la virgule près, du manuscrit de Dinteville. Les deux autres articles exploitaient, en l’affadissant par diverses précautions oratoires, l’essentiel du travail du médecin, qui n’était lui-même cité qu’une fois, dans une note en tout petits caractères où le professeur LeBranChastel remerciait « le docteur Bernard Dinteville d’avoir bien voulu (lui) communiquer cet ouvrage de son ancêtre ».