Quand il eut dédommagé les directeurs qui depuis des mois se disputaient l’acrobate, il resta à Rorschash quelques liquidités qu’il décida d’investir dans l’exportimport. Il acheta tout un lot de machines à coudre et les convoya jusqu’à Aden, espérant les échanger contre des parfums et des épices. Il en fut dissuadé par un commerçant dont il fit la connaissance pendant la traversée et qui pour sa part trimbalait divers instruments et ustensiles en cuivre, du culbuteur de soupape aux spirales d’alambics en passant par les tamis à perles, les sauteuses et les turbotières. Le marché des épices, lui expliqua ce commerçant, et plus généralement de tout ce qui concernait les échanges entre l’Europe et le MoyenOrient était étroitement contrôlé par des trusts angloarabes qui n’hésitaient pas, pour conserver leur monopole, à aller jusqu’à l’élimination physique de leurs moindres concurrents. Par contre le commerce entre l’Arabie et l’Afrique noire était beaucoup moins surveillé et offrait l’occasion d’affaires fructueuses. En particulier le trafic des cauris : ces coquillages, on le sait, servent encore de monnaie d’échange à de nombreuses populations africaines et indiennes. Mais l’on ignore, et c’est là qu’il y avait gros à gagner, qu’il existe diverses sortes de cauris, diversement appréciées selon les tribus. Ainsi les cauris de la mer Rouge (Cyproea turdus) sont extrêmement cotés dans les Comores où il serait facile de les échanger contre des cauris indiens (Cyproea caput serpentis) au taux tout à fait avantageux de quinze caput serpentis pour un turdus. Or, non loin de là, à Dar es-Salam, le cours des caput serpentis est continuellement en hausse et il n’est pas rare de voir des transactions se faire sur la base de un caput serpentis pour trois Cyproea moneta. Cette troisième espèce de cauri est appelée communément la monnaie-cauri : c’est assez dire qu’elle est presque partout négociable ; mais en Afrique occidentale, au Cameroun et au Gabon surtout, elle est tellement estimée que certaines peuplades vont jusqu’à la payer au poids de l’or. On pouvait espérer, tous frais compris, décupler sa mise. L’opération ne présentait aucun risque mais exigeait du temps. Rorschash, qui ne se sentait pas l’étoffe d’un grand voyageur n’était pas trop tenté, mais l’assurance du commerçant l’impressionna assez pour qu’il accepte sans hésiter l’offre d’association qu’il lui fit lorsqu’ils débarquèrent à Aden.