L’ascenseur est en panne, comme d’habitude. Il n’a jamais très bien marché. Quelques semaines à peine après sa mise en service, dans la nuit du quatorze au quinze juillet 1925, il est resté bloqué pendant sept heures. Il y avait quatre personnes dedans, ce qui permit à l’assurance de refuser de payer la réparation, car il n’était prévu que pour trois personnes ou deux cents kilos. Les quatre victimes étaient Madame Albin, qui s’appelait alors Flora Champigny, Raymond Albin, son fiancé, qui faisait son service militaire, Monsieur Jérôme, alors jeune professeur d’histoire, et Serge Valène. Ils étaient allés à Montmartre voir le feu d’artifice et étaient revenus à pied par Pigalle, Clichy et les Batignolles en s’arrêtant dans la plupart des bistrots pour boire des petits blancs secs et des rosés bien frais. Ils étaient donc plutôt éméchés quand la chose arriva, vers quatre heures du matin, entre le quatrième et le cinquième étage. Le premier instant de frayeur passé, ils appelèrent la concierge : ce n’était pas encore Madame Claveau, mais une vieille Espagnole qui était là depuis les tout débuts de l’immeuble ; elle s’appelait Madame Araña et ressemblait vraiment à son nom, une petite femme sèche, noire et crochue. Elle arriva, vêtue d’un peignoir orange à ramages verts et d’une espèce de bas de coton en guise de bonnet de nuit, leur ordonna de se taire, et les prévint qu’ils ne devaient pas s’attendre à ce qu’on vienne les secourir avant plusieurs heures.
Restés seuls dans le petit jour blême, les quatre jeunes gens, car tous quatre étaient jeunes à l’époque, firent l’inventaire de leurs richesses. Flora Champigny avait au fond de son sac un restant de noisettes grillées qu’ils se partagèrent, ce qu’ils regrettèrent aussitôt car leur soif s’en trouva accrue. Valène avait un briquet et Monsieur Jérôme des cigarettes ; ils en allumèrent quelques-unes, mais de toute évidence ils auraient préféré boire. Raymond Albin proposa de passer le temps en faisant une belote et sortit de ses poches un jeu graisseux, mais il s’aperçut aussitôt qu’il y manquait le valet de trèfle. Ils décidèrent de remplacer ce valet perdu par un morceau de papier de format identique sur lequel ils dessineraient un bonhomme tête-bêche, un trèfle (♣), un grand V, et même le nom du valet. « Baltard », dit Valène. « Non ! Ogier », dit Monsieur Jérôme. « Non ! Lancelot ! » dit Raymond Albin. Ils se disputèrent quelques instants à voix basse puis convinrent qu’il n’était pas absolument nécessaire de mettre le nom du valet. Ils cherchèrent alors un morceau de papier. Monsieur Jérôme proposa une de ses cartes de visite, mais elles n’avaient pas le format requis. Ce qu’ils trouvèrent de mieux, ce fut un fragment d’enveloppe provenant d’une lettre que Valène avait reçue la veille au soir de Bartlebooth pour l’informer qu’en raison de la fête nationale française, il ne lui serait pas possible de venir le lendemain prendre sa leçon quotidienne d’aquarelle (il le lui avait déjà dit de vive voix quelques heures auparavant, à la fin de sa dernière séance, mais c’était là sans doute un trait caractéristique du comportement de Bartlebooth ou, plus simplement peut-être, une occasion d’utiliser le papier à lettres qu’il venait de se faire faire, un magnifique vélin nuageux, presque couleur bronze, avec son monogramme modern style inscrit dans un losange). Valène avait évidemment un crayon dans sa poche et quand ils eurent réussi à découper à peu près proprement avec les petits ciseaux à ongles de Flora Champigny un morceau d’enveloppe d’un format adéquat, il exécuta en quelques traits un valet de trèfle tout à fait présentable, qui déclencha de la part de ses trois compagnons des sifflements d’admiration suscités par la ressemblance (Raymond Albin), la vitesse d’exécution (Monsieur Jérôme) et la beauté intrinsèque (Mademoiselle Flora Champigny).