La véritable spécialité de Madame Marcia concerne cette variété d’automates que l’on appelle les montres animées. Contrairement aux autres automates ou boîtes à musique dissimulés dans des bonbonnières, des pommeaux de cannes, des drageoirs, des flacons à parfum, etc., ce ne sont généralement pas des merveilles de technique. Mais leur rareté en fait tout le prix. Alors que les horloges animées, genre jacquemarts, et les pendules animées, genre chalets suisses à coucous, etc. Ont toujours été excessivement répandues, il est extrêmement rare de trouver une montre un tant soit peu ancienne, qu’elle soit montre de gousset, oignon ou savonnette, dans laquelle l’indication des heures et des secondes soit le prétexte d’un tableau mécanique.
Les premières qui apparurent n’étaient en fait que des jacquemarts miniature avec un ou deux personnages à l’épaisseur négligeable venant frapper les heures sur un carillon presque plat.
Ensuite vinrent les montres lubriques, ainsi désignées par les horlogers qui, s’ils acceptèrent de les fabriquer, refusèrent de les vendre sur place, c’est-à-dire à Genève. Confiées à des agents de la Compagnie des Indes chargés de les négocier en Amérique ou en Orient, elles arrivèrent rarement à destination ; le plus souvent elles furent, dans les ports européens, l’objet d’un trafic clandestin si intense que, très vite, il devint pratiquement impossible de s’en procurer. On n’en fabriqua guère plus que quelques centaines et une soixantaine au maximum ont survécu. Un horloger américain en possède à lui seul plus des deux tiers. Des maigres descriptifs qu’il a donnés de sa collection — il n’a jamais autorisé personne à voir ou à photographier une seule de ses montres —, il ressort que leurs fabricants n’ont pas beaucoup cherché à faire
preuve d’imagination : sur trente-neuf des quarante-deux montres qu’il possède, la scène représentée est en effet la même : un coït hétérosexuel entre deux individus appartenant au genre humain, tous deux adultes, faisant partie de la même race (blanche ou, comme on dit encore, caucasienne) ; l’homme est étendu sur le ventre de la femme qui est couchée sur le dos (position dite « du missionnaire »). L’indication des secondes est marquée par un déhanchement de l’homme dont le bassin se recule et s’avance toutes les secondes ; la femme donne l’indication des minutes avec son bras gauche (épaule visible) et celle des heures avec son bras droit (épaule masquée). La quarantième montre est identique aux trente-neuf premières, mais a été peinte après coup, faisant de la femme une femme noire. Elle appartint à un négrier nommé Silas Buckley. La quarante et unième, d’une finesse d’exécution beaucoup plus poussée, représente Léda et le Cygne : les battements d’aile de l’animal rythment chaque seconde de leur émoi amoureux. La quarante-deuxième, réputée avoir appartenu au chevalier Andréa de Nerciat, est censée illustrer une scène de son célèbre ouvrage Lolotte ou mon noviciat : un jeune homme, déguisé en soubrette, est troussé et sodomisé par un homme dont l’habit, en s’écartant, laisse entrevoir un sexe démesurément gros ; les deux personnages sont debout, l’homme derrière la femme dechambre qui s’appuie contre le chambranle d’une porte. Le descriptif fourni par l’horloger américain ne précise malheureusement pas comment sont indiquées les heures et les secondes.
Madame Marcia elle-même ne possède que huit montres de cette espèce, ce qui n’empêche pas sa
collection d’être beaucoup plus variée : en dehors d’un jacquemart ancien représentant deux forgerons tapant à tour de rôle sur une enclume, et d’une montre « lubrique » analogue à celles du collectionneur américain, ce sont tous des jouets d’époque victorienne ou edwardienne dontles mouvements d’horlogerie sont miraculeusement restés en état de marche :
— un boucher découpant un gigot sur un étal ;
— deux danseuses espagnoles ; l’une donne l’heure avec ses bras agitant des castagnettes, l’autre donne les secondes en abaissant un éventail ;
— un clown athlétique perché sur une sorte de cheval d’arçon, se contorsionnant de manière à ce que ses jambes inflexiblement tendues montrent les heures, tandis que sa tête s’agite toutes les secondes ;
— deux soldats, l’un faisant des signaux de sémaphore (heures), l’autre, l’arme à la bretelle,saluant militairement à chaque seconde ;
— une tête d’homme dont les longues et fines moustaches sont les aiguilles de la montre ; les yeux battent les secondes en se déplaçant de droite à gauche et de gauche à droite.
Quant à la pièce la plus curieuse de cette courte collection, elle semble sortir tout droit du Bon petit diable de la Comtesse de Ségur : une horrible mégère fesse un petit garçon.
S’étant toujours refusé à s’occuper de ce magasin, c’est cependant Léon Marcia qui a donné à sa femme l’idée d’une spécialisation si poussée ; alors qu’il existe, dans toutes les grandes villes du monde, des experts se consacrant aux automates, aux jouets ou aux montres, il n’y en avait pas dans ce domaine plus particulier des montres animées. En fait c’est par hasard que Madame Marcia s’est retrouvée, avec les années, en posséder huit ; elle n’est pas le moins du monde collectionneuse, et vend volontiers des objets avec lesquels elle a longtemps vécu, sûre d’en retrouver d’autres qu’elle aimera au moins autant. Son rôle consiste beaucoup plus précisément à rechercher de telles montres, à en retracer l’histoire, à les expertiser, et à mettre en contact les amateurs. Il y a une dizaine d’années, au cours d’un voyage en Écosse, elle fit étape à Newcastle-upon-Tyne, et découvrit, au Musée municipal, le tableau de Forbes, Un rat derrière la tenture.
Elle en fit faire une photographie au format réel et, de retour en France, entreprit de l’examiner à la loupe afin de vérifier si Lady Forthright possédait dans sa collection des montres de ce type. La réponse ayant été négative, elle offrit la reproduction à Caroline Echard à l’occasion de son mariage avec Philippe Marquiseaux.