Emilio Grifalconi était un ébéniste de Vérone, spécialisé dans la restauration des meubles, qui était venu à Paris pour travailler à la remise en état du mobilier du château de la Muette. Il était marié à une jeune femme de quinze ans plus jeune que lui, Laetizia, avec qui il avait eu, trois ans auparavant, deux jumeaux.
Laetizia, dont la beauté sévère et presque sombre fascinait l’immeuble, la rue et le quartier, promenait tous les après-midi ses enfants au parc Monceau dans un double landau spécialement conçu à l’usage des jumeaux. C’est sans doute au cours de ces promenades quotidiennes qu’elle rencontra l’un des hommes que sa beauté avait le plus bouleversé. Il s’appelait Paul Hébert, et habitait lui aussi l’immeuble, au cinquième droite. Pris le sept octobre 1943 alors qu’il venait d’avoir dix-huit ans, dans la grande rafle du boulevard Saint-Germain après l’attentat qui avait coûté la vie au capitaine Dittersdorf et aux lieutenants Nebel et Knödelwurst, Paul Hébert avait été déporté quatre mois plus tard à Buchenwald. Libéré en quarante-cinq, soigné pendant près de sept ans dans un sanatorium des Grisons, il n’était revenu que récemment en France et était devenu professeur de physique et chimie au collège Chaptal où ses élèves, évidemment, n’avaient pas tardé à le surnommer pH.
Leur liaison qui, sans être délibérément platonique, se limitait vraisemblablement à de brèves étreintes et à desserrements de mains furtifs, durait depuis près de quatre ans lorsque, à la rentrée 1955, pH fut muté à Mazamet à la demande expresse de ses médecins qui lui ordonnaient un climat sec et semi montagneux.
Pendant plusieurs mois il écrivit à Laetizia, la suppliant de venir, elle s’y refusant chaque fois. Le hasard voulut que le brouillon d’une de ses lettres à elle tombât entre les mains de son mari :
« Je suis triste, ennuyée, horriblement agacée. Je redeviens comme il y a deux ans, d’une sensibilité douloureuse. Tout me fait mal et me déchire. Tes deux dernières lettres m’ont fait battre le coeur à me le rompre. Elles me remuent tant ! Quand dépliant leurs plis le parfum du papier me monte aux narines et que la senteur de tes phrases caressantes me pénètre le coeur. Ménage-moi ; tu me donnes le vertige avec ton amour ! Il faut bien nous persuader pourtant que nous ne pouvons vivre ensemble. Il faut se résigner à une existence plus plate et plus pâle. Je voudrais te voir en prendre l’habitude, que mon image au lieu de te brûler te réchauffe, qu’elle te console au lieu de te désespérer. Il le faut. Nous ne pouvons être toujours dans cette convulsion de l’âme dont les abattements qui la suivent sont la mort. Travaille, pense à autre chose.Toi qui as tant d’intelligence, emploies-en un peu à être plus tranquille. Moi ma force est à bout. Je me sentais bien du courage pour moi seule, mais pour deux ! Mon métier est de soutenir tout le monde, j’en suis brisée, ne m’afflige plus par tes emportements qui me font me maudire moi-même sans que pourtant j’y voie de remèdes… »
Emilio ne savait évidemment pas à qui s’adressait ce brouillon inachevé. Sa confiance en Laetizia était telle qu’il pensa d’abord qu’elle avait simplement recopié un roman-photo, et si Laetizia avait voulu le lui faire croire, elle y serait parvenue sans aucun mal. Mais Laetizia, si elle avait été capable, pendant toutes ces années, de dissimuler la vérité, n’était pas capable de la déguiser. Interrogée par Emilio, elle lui avoua avec une tranquillité effrayante que son souhait le plus cher était de retrouver Hébert, mais qu’elle s’y refusait à cause de lui et des jumeaux.
(Extrait CH.XXVII, Rorschash, 3)