Elzbieta Orlowska avait onze ans lorsqu’elle vint pour la première fois en France. C’était dans une colonie de vacances à Parçay-les-Pins, Maine-et-Loire. La colonie dépendait du ministère des Affaires étrangères et rassemblait des enfants dont les parents appartenaient aux personnels du ministère et des ambassades. La petite Elzbieta y était allée parce que son père était concierge à l’Ambassade de France à Varsovie. La vocation de la colonie était, par principe, plutôt internationale, mais il se trouva cette année-là qu’elle comportait une forte majorité de petits Français et que les quelques étrangers s’y sentirent passablement dépaysés. Parmi eux se trouvait un petit Tunisien prénommé Boubaker. Son père, musulman traditionaliste qui vivait presque sans contactavec la culture française, n’aurait jamais songé à l’envoyer en France, mais son oncle, archiviste au Quai d’Orsay, avait tenu à le faire venir, persuadé que c’était la meilleure manière de familiariser son jeune neveu avec une langue et une civilisation que les générations nouvelles de Tunisiens, désormais indépendants, ne pouvaient plus se permettre d’ignorer.
Très vite, Elzbieta et Boubaker devinrent inséparables. Ils restaient à l’écart des autres, ne prenaient pas part à leurs jeux, mais marchaient en se tenant par le petit doigt, se regardaient en souriant, se racontaient, chacun dans leur langue de longues histoires que l’autre écoutait, ravi, sans les comprendre. Les autres enfants ne les aimaient pas, leur faisaient des blagues cruelles, cachaient des cadavres de mulots dans leurs lits, mais les adultes qui venaient passer une journée avec leurs rejetons s’extasiaient devant ce petit couple, elle toute potelée, avec ses tresses blondes et sa peau comme un biscuit de Saxe, et lui, fluet et frisé, souple comme une liane, avec une peau mate, des cheveux noirs de jais, d’immenses yeux pleins d’une tendresse angélique. Le dernier jour de la colonie, ils se piquèrent le pouce et mélangèrent leur sang en faisant le serment de s’aimer éternellement.
Ils ne se revirent pas pendant les dix années qui suivirent, mais ils s’écrivirent deux fois par semaine des lettres de plus en plus amoureuses. Très vite, Elzbieta parvint à persuader ses parents de lui faire apprendre le français et l’arabe parce qu’elle irait vivre en Tunisie avec son mari Boubaker. Pour lui, ce fut beaucoup plus difficileet pendant des mois il s’évertua à convaincre son père, qui l’avait toujours terrorisé, qu’il ne voulait pour rien au monde lui manquer de respect, qu’il continuerait d’être fidèle à la tradition de l’Islam et à l’enseignement du Coran, et que ce n’était pas parce qu’il allait épouser une Occidentale qu’il s’habillerait pour autant à l’européenne ou irait vivre dans la ville française.
Le problème le plus ardu fut d’obtenir les autorisations nécessaires à la venue d’Elzbieta en Tunisie. Cela prit plus de dix-huit mois de tracasseries administratives tant de la part des Tunisiens que de la part des Polonais. Il existait entre la Tunisie et la Pologne des accords de coopération aux termes desquels des étudiants tunisiens pouvaient aller en Pologne faire des études d’ingénieur, cependant que des dentistes, agronomes et vétérinaires polonais pouvaient venir travailler comme fonctionnaires aux ministères de la santé publique ou de l’agriculture tunisiens. Mais Elzbieta n’était ni dentiste ni vétérinaire, ni agronome, et pendant un an, toutes les demandes de visa qu’elle déposa, de quelque explication qu’elle les accompagnât, lui furent retournées avec la mention : « ne répond pas aux critères définis par les accords susvisés. » Il fallut que, par une série singulièrement complexe de tractations, Elzbieta parvienne à passer pardessus la tête des services officiels et aille raconter son histoire à un vice-secrétaire d’État pour que, à peine six mois plus tard, elle soit enfin embauchée comme traductrice-interprète au consulat de Pologne à Tunis — l’administration prenant enfin en compte le fait qu’elle étaitlicenciée d’arabe et de français.
Elle débarqua à l’aéroport de Tunis-Carthage le premier juin mille neuf cent soixante-six. Il y avait un soleil radieux. Elle était resplendissante de bonheur, de liberté et d’amour. Parmi la foule des Tunisiens qui, depuis les terrasses, faisaient de grands signes aux arrivants, elle chercha des yeux sans le voir son fiancé. À plusieurs reprises ils s’étaient envoyé des photographies, lui en train de jouer au football, ou en maillot de bain sur la plage de Salammbo, ou en djellaba et babouches brodées à côté de son père, le dépassant d’une tête, elle faisant du ski à Zakopane, ou sautant sur un cheval d’arçon. Elle était sûre de le reconnaître, mais elle hésita pourtant un instant quand elle le vit : il était dans le hall, juste derrière les guichets de la police, et la première chose qu’elle lui dit fut :
— Mais tu n’as pas grandi !
Quand ils s’étaient connus, à Parçay-les-Pins, ils avaient la même taille ; mais alors qu’il n’avait grandi que de vingt ou trente centimètres, elle en avait pris au moins soixante : elle mesurait un mètre soixante-dix-sept et lui pas tout à fait un mètre cinquante-cinq ; elle ressemblait à un tournesol au coeur de l’été, lui était sec et rabougri comme un citron oublié sur une étagère de cuisine.
La première chose que fit Boubaker fut de l’emmener voir son père. Il était écrivain public et calligraphe. Il travaillait dans une minuscule échoppe de la Médina ; il y vendait des cartables, des trousses et des crayons, maissurtout ses clients venaient lui demander d’inscrire leurs noms sur des diplômes ou des certificats ou de recopier des phrases sacrées sur des parchemins qu’ils faisaient encadrer. Elzbieta le découvrit, assis en tailleur, une planchette sur les genoux, le nez chaussé de lunettes dont les verres avaient l’épaisseur d’un fond de gobelet, taillant ses plumes d’un air important. C’était un homme petit, maigre, très pincé, le teint vert, l’oeil faux avec un sourire abominable, déconcerté et silencieux avec les femmes. En deux ans, c’est à peine s’il adressa trois fois la parole à sa bru.
La première année fut la pire ; Elzbieta et Boubaker la passèrent dans la maison du père, en ville arabe. Ils avaient une chambre à eux, un espace juste assez large pour leur lit sans lumière, séparée des chambres des beaux-frères par de minces cloisons au travers desquelles elle se sentait non seulement écoutée mais épiée. Ils ne pouvaient même pas prendre leurs repas ensemble ; lui mangeait avec son père et ses grands frères ; elle devait les servir en silence et retourner à la cuisine avec les femmes et les enfants, où sa belle-mère l’accablait de baisers, de caresses, de sucreries, d’harassantes jérémiades sur son ventre et sur ses reins et de questions presque obscènes sur la nature des caresses que son mari lui donnait ou lui demandait.
La deuxième année, après qu’elle eut mis au monde son fils, qui fut appelé Mahmoud, elle se révolta et entraîna Boubaker dans sa révolte. Ils louèrent un appartement de trois pièces dans la ville européenne, rue de Turquie, troispièces hautes et froides, effroyablement meublées. Une ou deux fois ils furent invités par des collègues européens de Boubaker ; une ou deux fois elle donna chez elle des dîners ternes à des coopérants fades ; le reste du temps, il lui fallait insister pendant des semaines pour qu’ils aillent ensemble dans un restaurant ; il cherchait chaque fois un prétexte pour rester à la maison ou pour sortir seul.
Il était d’une jalousie tenace et tatillonne ; tous les soirs, quand elle rentrait du consulat, elle devait lui raconter sa journée dans ses moindres détails et énumérer tous les hommes qu’elle avait vus, combien de temps ils étaient restés dans son bureau, ce qu’ils lui avaient dit, ce qu’elle avait répondu, et où était-elle allée déjeuner, et pourquoi avait-elle téléphoné si longtemps à une telle, etc. Et quand il leur arrivait de marcher ensemble dans la rue et que les hommes se retournaient sur le passage de cette beauté blonde, Boubaker lui faisait, à peine rentrés, des scènes épouvantables, comme si elle avait été responsable de la blondeur de ses cheveux, de la blancheur de sa peau et du bleu de ses yeux. Elle sentait qu’il aurait voulu la séquestrer, la dérober à jamais aux yeux des autres, la garder pour son seul regard, pour sa seule adoration muette et fébrile.
Elle mit deux ans à mesurer la distance qu’il y avait entre les rêves qu’ils avaient entretenus pendant dix ans, et cette réalité mesquine qui serait désormais sa vie. Elle se mit à haïr son mari, et reportant sur son fils tout l’amour qu’elle avait éprouvé, décida de s’enfuir avec l’enfant.
Avec la complicité de quelques-uns de ses compatrioteselle parvint à quitter clandestinement la Tunisie à bord d’un navire lithuanien qui la débarqua à Naples d’où, par voie de terre, elle gagna la France.
Le hasard voulut qu’elle arrivât à Paris au plus fort des événements de Mai 68. Dans ce déferlement d’ivresses et de bonheurs, elle vécut une passion éphémère avec un jeune Américain, un chanteur de folk song qui quitta Paris le soir où l’Odéon fut repris. Peu de temps après, elle trouva cette chambre : c’était celle de Germaine, la lingère de Bartlebooth, qui prit sa retraite cette année-là et que l’Anglais ne fit pas remplacer.
Les premiers mois elle se cacha, craignant que Boubaker ne fasse un jour irruption et lui reprenne l’enfant. Plus tard elle apprit que, cédant aux exhortations de son père, il avait laissé une marieuse le remarier à une veuve mère de quatre enfants et qu’il était retourné habiter dans la Médina.
Elle se mit à vivre une vie simple et presque monastique, tout entière centrée sur son fils. Pour gagner sa vie, elle trouva une place dans une société d’export-import qui faisait du commerce avec les pays arabes et pour laquelle elle traduisait des modes d’emploi, des règlements administratifs et des descriptifs techniques. Mais l’entreprise ne tarda pas à faire faillite et elle vit depuis lors avec quelques vacations du C.N.R.S. qui lui donne à faire des analyses d’articles arabes et polonais pour le Bulletin signalétique, complétant ce maigre salaire avec quelques heures de ménage.