Extravagante et généreuse, Twinkie entretenait autour d’elle toute une cour de gens du spectacle, metteurs en scène, musiciens, chorégraphes et danseurs, auteurs, librettistes, décorateurs, etc., qu’elle avait engagés pour écrire une comédie musicale qui retracerait sa vie fabuleuse : son triomphe en Lady Godiva dans les rues de New York, son mariage avec le prince de Guéménolé, sa liaison orageuse avec le maire Groncz, son arrivée en Duesenberg sur le terrain d’aviation de East Knoyle lors du meeting au cours duquel l’aviateur argentin Carlos Kravchnik, fou d’amour pour elle, se jeta de son biplan après une succession de onze feuilles mortes et la plus impressionnante remontée en chandelle jamais vue, l’achat du couvent des Frères de la Miséricorde à Granbin, près de Pont-Audemer, transporté pierre par pierre dans le Connecticut et offert à l’université de Highpool qui en fit sa bibliothèque, sa baignoire géante en cristal, taillée en forme de coupe, qu’elle faisait remplir de champagne (californien), ses huit chats siamois aux yeux bleu marine, surveillés nuit et jour par deux médecins et quatre infirmières, ses participations fastueuses et somptuaires, et dont il fut plusieurs fois rapporté que les intéressés s’en seraient peut-être bien passés, aux campagnes de Harding, de Coolidge et de Hoover, le célèbre télégramme — Shut up, you singing-buoy !— qu’elle avait fait adresser à Caruso quelques minutes avant qu’il ne fasse pour la première fois son entrée au Metropolitan Opera, tout cela devait apparaître dans un spectacle « cent pour cent américain » auprès duquel les Foliesles plus délirantes de l’époque feraient figure de pâles spectacles de grande banlieue.
Le nationalisme exacerbé de Grâce Slaughter — c’était le nom de son cinquième mari, un fabricant de conditionnements pharmaceutiques et d’articles « prophylactiques » qui venait de mourir d’une hernie du péritoine — n’admettait que deux exceptions auxquelles son premier mari, Astolphe de Guéménolé-Longtgermain, n’était sans doute pas étranger : la cuisine devait être faite par des Français de sexe mâle, le lavage et le repassage du linge par des Anglaises de sexe femelle (et surtout pas par des Chinois). Cela permit à Henri Fresnel d’être embauché sans avoir à dissimuler sa nationalité d’origine, ce à quoi étaient constamment astreints le metteur en scène (hongrois), le décorateur (russe), le chorégraphe (lithuanien), les danseurs (italien, grec, égyptien), le scénariste (anglais), le librettiste (autrichien) et le compositeur, Finlandais d’origine bulgare, fortement mâtiné de roumain.
Le bombardement de Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis à la fin de l’année 1941 mirent un terme à ces projets grandioses dont Twinkie n’était jamais satisfaite, estimant à chaque fois qu’on ne mettait pas assez en évidence le rôle galvanisant qu’elle avait joué dans la vie de la nation. Bien qu’en complet désaccord avec l’administration Roosevelt, Twinkie décida de se consacrer à l’effort de guerre en faisant envoyer à tous les militaires américains engagés dans la Bataille du Pacifique des colis contenant des échantillons des produits de grande consommation que fabriquaient les sociétés qu’elle contrôlait directement ou indirectement. Les colis étaient enveloppés dans une poche de nylon représentant un drapeau américain ; ils contenaient une brosse à dents, un tube de pâte dentifrice, trois tablettes de cachets effervescents recommandés en cas de névralgies, gastralgies et acidités, un savon, trois doses de shampooing, une bouteille de boisson gazeuse, un stylo à bille, quatre paquets de gomme à mâcher, un étui de lames de rasoir, un porte-cartes en matière synthétique destiné à recevoir une photographie — à titre d’exemple, Twinkie avait fait mettre la sienne, lors de l’inauguration de la vedette lance-torpilles Remember the Alamo —, une petite médaille dont la découpe avait la forme de l’État de l’Union où le soldat était né (s’il était né à l’étranger, la médaille avait la forme des États-Unis tout entiers) et une paire de chaussettes. Le conseil d’administration des « Marraines de Guerre Américaines » qui avait été chargé par le Ministère de la Défense de contrôler le contenu de ces paquets-cadeaux, en avait fait retirer les échantillons de produits « prophylactiques » en en déconseillant vivement l’envoi à titre individuel.
Grace Twinker mourut en mille neuf cent cinquante et un des suites d’une maladie mal connue du pancréas.
(Extrait CH. LV, Chambres de bonne, 10)