En fin de compte, Morellet devait donc simplement, une fois tous les quinze jours, préparer et surveiller une série de manoeuvres qui durait en tout, nettoyage et rangement compris, un peu moins d’une journée.
Cette oisiveté forcée eut de fâcheuses conséquences. Débarrassé de tout souci financier, mais saisi par le démon de la recherche, Morellet mit à profit son temps libre pour se livrer, chez lui, à des expériences de physique et de chimie dont ses longues années de préparateur semblaient l’avoir particulièrement frustré. Distribuant dans tous les cafés du quartier des cartes de visite le qualifiant pompeusement de « Chef de Travaux Pratiques à l’Ecole Pyrotechnique », il offrit généreusement ses services et reçut d’innombrables commandes pour des shampooings super-actifs, à cheveux ou à moquette, des détachants, des économiseurs d’énergie, des filtres pour cigarettes, des martingales de 421, des tisanes antitussives et autres produits miracle.
Un soir de février mille neuf cent soixante, alors qu’il faisait chauffer dans une cocotte-minute un mélange de colophane et de carbure diterpénique destiné à l’obtention d’un savon dentifrice à goût de citron, l’appareil explosa. Morellet eut la main gauche déchiquetée et perdit trois doigts.
Cet accident lui coûta son travail — la préparation du treillis métallique exigeait une dextérité minimale — et il n’eut plus pour vivre qu’une retraite incomplète mesquinement versée par l’École polytechnique et une petite pension que lui fit Bartlebooth. Mais sa vocation de chercheur ne se découragea pas ; au contraire, elle s’exacerba. Bien que sévèrement sermonné par Smautf, par Winckler et par Valène, il persévéra dans des expériences qui pour la plupart se révélèrent inefficaces, mais inoffensives, sauf pour une certaine Madame Schwann qui perdit tous ses cheveux après les avoir lavés avec la teinture spéciale que Morellet avait préparée à son exclusif usage ; deux ou trois fois cependant, ces manipulations se terminèrent par des explosions plus spectaculaires que dangereuses, et des débuts d’incendie vite maîtrisés.
Ces incidents faisaient deux heureux, ses voisins de droite, le couple Plassaert, jeunes marchands d’indienneries qui avaient déjà aménagé en un ingénieux pied-à-terre (pour autant qu’on puisse appeler ainsi un logement précisément situé sous les toits) trois anciennes chambres de bonne, et qui comptaient sur celle de Morellet pour s’agrandir encore un peu. À chaque explosion ils portaient plainte, faisaient circuler dans l’immeuble des pétitions exigeant l’expulsion de l’ancien préparateur. La chambre appartenait au gérant de l’immeuble qui, lorsque la maison était passée en copropriété, avait racheté à titre personnel la quasi-totalité des deux étages de combles. Pendant plusieurs années, le gérant hésita à mettre à la porte le vieillard, qui avait de nombreux amis dans l’immeuble, à commencer par Madame Nochère elle-même pour qui Monsieur Morellet était un vrai savant, un cerveau, un détenteur de secrets, et qui tirait un profit personnel des petites catastrophes qui secouaient de temps à autre le dernier étage de l’immeuble, non pas tant à cause des pourboires qu’il lui arrivait de recevoir à ces occasions, que par les récits épiques, attendris et mystérieux qu’elle pouvait en faire dans tout le quartier.
Puis, il y a quelques mois, il y eut deux accidents dans la même semaine. Le premier priva l’immeuble de lumière pendant quelques minutes ; le second cassa six carreaux. Mais les Plassaert réussirent à obtenir gain de cause et Morellet fut interné.